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Jérôme Orsoni Habitacles Abrüpt
Musique : M0rt0n par 0day1 

Attitude

Les cabanes sont à la mode.

Sans doute faut-il commencer par là. La mode. C’est-à-dire : l’air. L’esprit du temps.

Prendre un lieu commun, si commun qu’il nous semble banal, ou quasi, et œuvrer à partir de lui.

Il faut bien partir de quelque part. Nulle part, c’est trop vaste. C’est donc ici que je commencerai.

Moi, je suis dans ma cabane.

Mais où est-elle, ma cabane ?

Dans les bois ? Dans les arbres ? Dans les nuages ? Partout où tu décides de résider sans y être pour autant chez toi ?

Est-ce qu’être chez soi, ce n’est pas aussi de l’ordre de la décision ?

La cabane se trouve-t-elle seulement quelque part ? Évidemment, s’empressera-t-on de répondre. Mais est-ce si simple ?

N’est-ce pas plutôt la cabane qui décide de là où tu te trouves ?

Un peu comme si l’on se demandait : Est-ce le lieu qui fait la cabane ou la cabane qui fait le lieu ?

Sois ici chez toi.

Ne t’imagine pas que la cabane soit pure métaphore. Mais ne t’imagine pas non plus une cabane particulière. Ne pense pas à une forme précise, mais plutôt à la cabane en général. L’idée de la cabane.

— Mais on ne peut pas habiter dans une cabane en général. On ne réside pas dans l’idée de la cabane.

— En es-tu si certain ?

La cabane signifie le désir de se débarrasser de ce qui est en trop.

Le désir de se débarrasser de ce qui est en trop ne signifie pas se débarrasser du désir.

Je décide, pendant la durée de l’écriture de ce livre, de courir au moins trois fois par semaine et d’atteindre à une distance minimale de vingt-cinq kilomètres par semaine.

Peut-être est-elle là, ma cabane ?

Je ne conçois pas cette décision comme une ascèse, une discipline stricte, une manière de régime méditatif où la course remplacerait l’assise de la méditation, le mobile l’immobile, mais bien plutôt comme une expérience. De la régularité — je cours déjà, mais je me fixe un seuil en deçà duquel il ne faut pas aller — plutôt que de l’astreinte.

L’expérience, c’est aussi se débarrasser de ce qui est en trop. — Concentrer l’action.

Quand tu cours, tu ne vas pas quelque part.

Mais où vas-tu ?

Nulle part ?

Trop de choses sont en trop.

Oui, mais combien ?

Il n’y a pas que des choses en trop. Il n’y a pas que les choses qui sont en trop. Il y a aussi tout ce qu’il y a autour des choses. Tout ce qu’il y a en plus des choses.

Où est la cabane ? c’est sans doute une meilleure question que Qu’est-ce qu’une cabane ?

Comme s’il y avait une essence de la cabane. Comme si la cabane n’était pas avant tout, j’allais dire : un état d’esprit, oui, c’est cela, mais précisons-le tout de suite : une façon de voir les choses, une façon d’être parmi les choses, voire mieux, n’ayons pas peur d’être radical, d’être parmi.

Être-parmi, c’est ce que je pense immédiatement, étrange concept.

J’achète un petit abri à Daphné — Daphné, c’est ma fille —, une sorte de tente de randonnée bon marché fabriquée en grande série, et très vite, elle l’appelle ma maison.

Une maison n’est pas un bâtiment. C’est une attitude. Un habitacle.

C’est ce que montre la cabane — que l’habitat n’est pas le bâtiment. L’habitacle est moins bâti que senti.

La cabane est un habitacle pour les déracinés, pour ceux qui n’en peuvent plus de prendre racines et qui, peut-être, veulent habiter léger.

Ceux qui veulent vivre léger.

Une cabane n’est pas un jeu d’enfants.

Les dispositions relatives à mon corps que j’ai prises pour écrire ce livre et que j’ai notées ci-dessus ne sont pas accessoires. Elles en sont le moteur même. Puisqu’un livre, il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui l’écrive, quand même il serait voué à disparaître. Fort heureusement.

Dans mon journal, je note que j’ai commencé l’écriture de ce livre et que j’ai composé une bibliothèque portative, provisoire, qui pourrait tenir dans une cabane, pour accompagner l’écriture du livre. Cette bibliothèque, c’est aussi la nourriture du livre. Que ladite bibliothèque puisse tenir dans une cabane est décisif. Dans cette histoire, il faut que tout s’entrexprime.

Ceci est un livre contre l’obésité. Des corps, des habitacles, des mobiles, des gens, du monde.

La cabane n’est pas de l’architecture. Si l’on disposait d’une échelle permettant de faire des mesures, elle s’y situerait en dessous de l’architecture. La cabane n’est pas une œuvre d’art. La cabane n’est pas (non plus) une œuvre de la nature.

Ma cabanologie négative.

Quand quelqu’un quitte la ville, avec toutes les habitudes, toutes les servitudes qui étaient les siennes, pour aller vivre dans une cabane dans les bois, au bord d’un étang, comme Yoshishige no Yasutane (934-1002), fonctionnaire lettré qui vécut au Japon au tournant du premier millénaire de notre ère, et qui nous a laissé des notes de sa cabane au bord de l’étang, on a l’impression qu’il quitte le monde.

Comme si la cabane au bord de l’étang n’était pas un monde.

Non, la cabane au bord de l’étang n’est pas un monde, elle est dans un monde.

La cabane est dans un monde et elle en abrite un autre. C’est une délimitation — pas une frontière —, un sas habitable. Elle est entre.

Antre entre.

L’impression que l’on a est liée à l’endroit où l’on est. Le récit de la fuite du monde est relaté par ceux qui restent, regardent celui qui part, avec un certain mépris, beaucoup d’étonnement, un peu d’envie, aussi. L’envie de ceux qui ne vivront jamais rien.

Le récit que fait celui qui s’installe dans une cabane est toujours heureux. Il ne quitte pas la ville, il ne se retire pas dans les bois, il ne fuit pas le monde. Il va découvrir quelque chose.

Il semble toujours se demander, comme s’il venait de se prendre lui-même par surprise : « Mais comment ai-je pu vivre si longtemps sans ? » Sans quoi ? Comment ai-je pu vivre si longtemps sans vivre ?

N’oublie jamais que, comme tous tes projets peuvent être, sont, et seront toujours anéantis, il te faut n’en concevoir aucun. Agir, au contraire, c’est-à-dire : être dans l’expérience du temps qui passe, du temps qu’il fait, du temps qu’on a, pas d’un avenir dont tu te fais une idée qui ne ressemble pas à ce qu’il se produit.

Pas ce que tu produis, ce qu’il se produit.

Dans un monde en ruines, il y a de la place pour les cabanes.

— Vas-tu seulement parler des cabanes ?

— Tu verras.

Dans ses notes de la cabane au bord de l’étang, Yoshishige no Yasutane décrit une ville en ruines, un monde qui s’effondre et la pauvreté croissante à cause de laquelle il s’en est allé vivre en reclus.

La terre est si chère, dit-il, si chère que je ne peux même pas acheter une maison pour ma famille.

Alors, grâce à la divination, il choisit un lieu dans la nature, construit quatre murs et une ouverture pour l’entrée. Plus tard, il édifie une petite colline artificielle, creuse un étang, installe une petite statue de Bouddha, une bibliothèque pour abriter ses livres, et même une petite maison toute simple pour sa famille.

Le désir de cabane peut bien naître dans un monde en ruines, la cabane n’est pas un désert. Elle en est tout le contraire. La cabane enveloppe un univers.

On ne se cache pas dans une cabane. On y invente quelque chose.

Presque deux siècles et demi après Yoshishige no Yasutane, Kamo no Chōmei (1155-1216) écrira au début de ses Notes de ma cabane de moine : « La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau ».

Un peu comme s’il héraclitisait à l’envers, Kamo no Chōmei ajoute : « De-ci, de-là, sur les surfaces tranquilles, des taches d’écume apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations. »

Et de leurs habitations.

Celui qui s’installe dans une cabane au bord d’un étang, celui-là est-il nécessairement un moine, un ermite, un sage, un être à part qui inspire un respect mêlé de méfiance ? Ou bien peut-il se contenter d’être un homme comme les autres ?

Mais qu’est-ce qu’un homme comme les autres qui va vivre dans une cabane si, justement, les autres hommes comme les autres n’en ont pas même l’idée ?

Presque mille ans après Yoshishige no Yasutane, le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951), plus radical, fit construire une cabane en haut d’une falaise dans un fjord en Norvège, où il s’installa. Mais il est vrai que Wittgenstein avait un sens de la mesure tout différent de celui d’un adepte du zen.

Que cherche donc celui qui va s’installer dans une cabane ? L’isolement ? La solitude ? La paix de l’âme ? Le silence pour penser ?

Le silence tout simplement ?

Faut-il quelque faculté spéciale pour supporter le silence ? Pour supporter la cabane ? Supporter de n’être pas un homme comme les autres ?

Y a-t-il jamais eu des hommes comme les autres ? — Étaient-ce des femmes ?

La cabane de Wittgenstein est sans doute une formulation impropre. Disons qu’on l’appelle ainsi par contraste avec la maison qu’il construisit à Vienne pour sa sœur : la maison de Wittgenstein.

Il y a maison et maison. (Cabane et palais.)

Nous y reviendrons.

En haut d’une falaise. Trente mètres au-dessus du lac Eidsvatnet.

Cabane ou pas, c’est une question d’habitacle.

Comment se fait-il que la question de l’habitacle et celle de la pensée soient si intimement liées ? A-t-on donc besoin d’être quelque part pour penser ?

On est toujours quelque part, répliquera-t-on. Et c’est vrai.

En un sens, d’ailleurs, tout est vrai. Même son contraire.

L’habitacle, ce n’est pas le bâti, c’est une atmosphère. Il n’y a pas des lieux spirituels à l’exclusion des autres d’où toute pensée serait essentiellement absente. Il y a des atmosphères où l’on se sent suffisamment bien (ou mal) pour penser. Pour aller au fond de l’air.

« Je crois vraiment, écrivit Wittgenstein en octobre 1936 dans une lettre adressée au philosophe britannique G. E. Moore, je crois vraiment que j’ai bien fait de venir ici Dieu merci. Je ne m’imagine pas avoir pu travailler ailleurs comme je le fais ici. C’est le silence et, peut-être, le magnifique paysage ; j’entends par là, son silencieux sérieux. »

Quiet seriousness, écrit Wittgenstein en deutglish.

C’est quoi, au juste, un silencieux sérieux ?

Cette semaine, j’ai couru vingt-six kilomètres.

Celui qui s’installe dans une cabane est toujours heureux. Pour commencer, du moins.

Je ne veux pas parler de quelques reclus volontaires. Ils ne m’intéressent pas. Pas en tant que tels. Mais alors qu’est-ce qui t’intéresse ? À vrai dire, si on me posait la question, je répondrais que je ne sais pas de quoi je veux parler. J’en ai bien une vague idée, oui, mais une vague idée, cela ne fait pas un livre. Un livre arrive pour échouer le vague des idées. Je ne veux pas parler de quelques reclus volontaires, comme s’il s’agissait d’exils choisis ou contraints par la marche du monde. Peut-être y a-t-il un peu de cela, peut-être, mais s’il n’y avait que cela à dire, on pourrait tout aussi bien ne rien dire du tout. Je ne veux pas parler de quelques reclus volontaires. Mais de ce qu’il est possible d’inventer en choisissant un chemin qui n’est pas ordinaire sans pour autant être extraordinaire. Ceux dont je parle ne sont là qu’à titre d’exemples. Certainement pas pour édifier. Pour compliquer, sans doute. Un chemin qui n’est ni ordinaire ni extraordinaire. Quel est ce chemin ? Disons que c’est un autre chemin. Qui conduit quelque part. Ce lieu, est-ce la cabane ? Non, je ne le crois pas. Mais, c’est peut-être là, l’ailleurs.

Style auraculaire de l’auriculaire.

« […] voyant cette nature toute entière en mouvement, et rien qui soit dit avec vérité sur ce qui change, dans le domaine en tout cas de ce qui change en tous points et de toutes les façons, on ne peut d’après eux, dire de vérité. C’est bien sur cette manière de prendre les choses qu’a fleuri l’opinion la plus extrême soutenue par ceux dont nous avons parlé, celle de ceux qui déclarent héraclitiser, et telle que devait l’avoir Cratyle, qui croyait qu’il ne faut pour finir rien dire mais bougeait seulement le doigt ; il reprochait à Héraclite de dire qu’on ne peut descendre deux fois dans le même fleuve ; même pas une, croyait-il, lui. »

C’est Aristote qui rapporte cette anecdote. On ignore si Cratyle, le dactyle théoricien de l’impermanence quelques siècles avant l’heure, alla vivre dans le silence retiré d’une cabane dans la forêt. Ce que l’on sait, en revanche, si l’on se fie du moins au témoignage du philosophe, c’est qu’il préférait au langage l’activité monomaniaque de bouger le doigt — τὸν δάκτυλον ὲκινει μόνον.

Tout coule et tout coule tellement qu’il n’y a rien à dire de rien.

— À quoi bon dès lors prendre seulement la peine de remuer le petit doigt ?

— Il faut bien faire quelque chose, non ?

Une histoire du mouvement perpétuel.

Je pense à cette photographie où l’on voit Ludwig Wittgenstein ramer à bord d’un canot sur le lac Eidsvatnet. Et je ne sais pas s’il faut être fasciné par cette intimité ou s’offusquer d’une telle obscénité.

Dans mon journal, je note qu’il faut savoir laisser sa chance à l’incompréhensible (quand même ce serait simplement le nom que l’on donne à ce que l’on ne comprend pas). Si c’est une remarque qui peut valoir pour l’objet du livre (ou ce que j’imagine que ce peut bien être), elle est surtout valable pour la méthode du livre.

Quelle méthode ? Pas de méthode. Une histoire de chemin.

— Peut-être, est-ce l’impression de ne jamais être là où tu es ?

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— Je ne sais pas, moi, tu as toujours le sentiment d’être là où tu es, toi ?

— Et là, ils y seraient ?

— S’ils y sont, s’ils y ont été, je ne sais pas, mais peut-être se sont-ils sentis comme ça.

Y a-t-il autre chose que de l’incompréhensible ? De l’incompréhensible qu’on masque, dissimule, camoufle sous des couches toujours plus épaisses de langage, mais qui se craquellent, s’effritent, enlaidissent inlassablement.

Ne te méprends pas néanmoins. Ce n’est pas le langage qui est en cause, mais la façon dont tu t’en sers.

D’ailleurs, le langage n’existe pas ; il n’y a que des façons de s’en servir.

Quelque mille sept cents ans après Cratyle, un certain Wumen Huikai (1183-1260), moine chinois de son état, rapporta dans son recueil de paradoxes illuminés que les Japonais ont appelés koans, l’étrange anecdote suivante : « Chaque fois que le révérend Le-Calleux (Juzhi) était interrogé, il répondait uniquement en levant l’un de ses doigts. Un jour, un visiteur demanda à l’un de ses jeunes assistants quelle sorte de méthode enseignait son maître. Le jeune garçon répondit en levant un doigt. Le-Calleux, ayant eu vent de l’histoire, s’empara d’un couteau et lui coupa le doigt. Criant de douleur, le jeune garçon partit en geignant quand, soudain, Le-Calleux le rappela. Le jeune garçon se retourna, Le-Calleux leva un doigt et le jeune garçon connut l’éveil sur-le-champ.

Alors que Le-Calleux était près de mourir, il dit à l’assemblée des moines « J’ai obtenu le dhyâna du doigt de l’Un de mon maître Dragon-Céleste. Toute ma vie je l’ai utilisé sans en épuiser les vertus. » Après ces paroles, il s’éteignit. »

La différence entre Juzhi le calleux et Cratyle le dactyle est la même qu’entre la foule et la solitude. C’est une histoire de doigts, certes, mais on peut faire n’importe quoi avec un doigt. On peut même faire un doigt. Juzhi pour convaincre, agite et coupe, à l’intention des membres de sa secte. Cratyle se contente de remuer pour suivre ce qu’il croit être le mouvement du monde. L’un peut être dit recruter. L’autre, las d’éructer, se met en retrait.

— N’ont-ils pas tort tous les deux ?

— Est-ce jamais la question ? Avoir tort — avoir raison ?

— Oui et non.

Style auriculaire de l’auraculaire.

La foule ou la solitude, est-on jamais chez soi ?

Forme

Adolf Loos (1870-1933), architecte et essayiste de la grande Vienne.

1900, fin de siècle, à moins que ce ne soit le commencement d’autre chose, ce qui n’est pas improbable, non.

Adolf Loos pensait notamment que l’évolution de la culture conduisait naturellement à la disparition des ornements sur les objets d’usage.

Nature. Culture. Fin. Siècle. Début. Mots-clefs.

Loos ne méprisait pas l’ornement sub specie aeternitatis. Après tout, qui le voudrait ? Il pensait tout simplement que l’humanité allait finir par s’en débarrasser.

Une idée du progrès.

Le pain d’épices que je mange, précisait ainsi Loos par un exemple, je ne veux pas qu’il soit en forme de cœur, je ne veux pas qu’il ait de forme autre que celle du pain d’épices.

Si Loos en avait assez de l’ornement, c’est parce qu’il en avait assez que les choses n’aient pas la forme qu’elles ont. Assez que, par un travail surnuméraire, on fasse ressembler une chose à une autre.

À chaque chose, sa forme propre, pensait Loos, et il faut qu’elle se voie. La forme, comme la chose.

La forme et la chose, n’est-ce pas la même chose ?

Pour Loos, toute chose ne devait pas être vierge, pour autant, immaculée. Ce n’était pas vraiment cela, son problème. Il ne voulait pas tout effacer. Que tout disparaisse à la surface. Non, son problème regardait du côté de la lourdeur — une pesanteur excessive, exagérée.

Les objets, les choses, les gens, bref, le monde, le monde est suffisamment lourd comme ça, devait se dire Loos, et ce n’est pas la peine d’en rajouter.

La vie moderne exige la légèreté.

L’ornement alourdit. Il vient en plus. En plus, donc en trop.

C’est à Loos qu’on doit la maxime éthique et esthétique que voici : « Quand un individu tatoué meurt en liberté, c’est qu’il est mort quelques années avant d’avoir commis un crime. »

Comment ne pas être fasciné par un tel esprit ? Méchant et lucide. Intransigeant, cohérent, rigoureux. Féroce. Et drôle. Naturellement.

Provocation ? Peut-être pas. Les choses sont à la fois plus simples et plus compliquées que ça.

Les choses sont toujours à la fois plus simples et plus compliquées.

— Que quoi ?

— Qu’elles-mêmes.

D’où vient ce besoin de changer la forme de son corps ? Enfin, de son corps, non, ce n’est pas cela. D’où vient ce besoin de changer la forme du corps ? D’y ajouter quelque chose qui le transforme et le fait ressembler à autre chose que ce qu’il est ? Pourquoi vouloir qu’un corps ne ressemble pas à un corps mais à tout autre chose ? Un bestiaire. Un être imaginaire. Une tribu quelconque. Et que sais-je encore ?

— Mais attends, c’est quoi, la forme du pain d’épices ?

— Loos se posait-il des questions de ce genre ?

— Ne complique pas tout. (Pas trop.)

Pourquoi vouloir qu’une chose ressemble à une autre, comme s’il n’y avait qu’une seule chose sur terre ? En vérité, il y en a tellement. Une infinité. Trop, peut-être ? Trop, sans doute.

Pourquoi vouloir que tout revienne au même ?

Ce n’est pas qu’une chose ne puisse pas ressembler à une autre. En un sens, toutes les choses se ressemblent. Ce sont toutes des choses.

En tant que choses, il n’y a rien qui ressemble tant à une chose qu’une autre chose (théorème tautologique).

Mais autrement que choses ?

Et puis, pourquoi vouloir faire ressembler une chose à autre chose qu’elle n’est pas ?

Une vessie à une lanterne.

Le monisme, ce n’est pas la croyance en une seule chose, que toutes les choses sont in fine une seule et même chose, mais que toutes les choses sont solidaires.

Pas d’empire dans l’empire.

Pas d’empire du tout.

L’ornement occupe les esprits. Il fait penser une chose à une autre. D’une chose à une autre. On voit quelque chose et c’est à autre chose que l’on pense. Systématiquement.

L’ornement est un système de circulation entre les choses, les objets, les gens. Les choses, les objets, les gens renvoient à d’autres choses, d’autres objets, d’autres gens. Impression de vertige permanent à passer d’une chose à une autre, sans le vouloir, sans rien avoir demandé, à quoi on finit par s’habituer, qui devient normal, parce que son apparence oblige.

Ainsi, du pain d’épices et du cœur : le pain d’épices en forme de cœur évoque, fait penser à, est chargé de connotations, renvoie à quelque chose d’autre que lui-même, à une signification qui n’est pas la sienne. Du doux au doucereux.

L’ornement pousse au kitsch.

L’ornement pousse au crime.

L’ornement n’est pas une métaphore. Quand même on ne parlerait plus ni de corps, ni de meuble, ni d’immeuble, ni de pain d’épices.

Prends l’ornement au pied de la lettre.

Pense à tout ce dont on pare la vie pour qu’elle ait l’air plus belle. Tous ces traits, ces jolis dessins, ces jolies histoires.

Ta vie est-elle plus belle pour autant ?

« Signes de mauvais goût : trop d’objets autour de soi, trop de pinceaux sur l’écritoire, trop de bouddhas sur l’autel domestique, trop de pierres, de plantes et d’arbres dans le jardin, trop d’enfants et de petits-enfants dans la maison, trop de paroles quand on se rencontre, trop de mérites étalés dans un texte votif, écrivait Urabe Kenkō (1283-1350), moine bouddhiste japonais, six siècles ou presque avant Adolf Loos. Mais il ne messied point, ajoutait-il, il ne messied point de voir en quantité des livres dans la bibliothèque roulante et des saletés sur le tas de fumier. »

Trop.

Trop d’objets, trop d’amis, trop de partenaires. Trop de tout. Et, au final, quoi ?

Rien.

C’est tout le problème d’un monde qui produit sa propre abondance (parce qu’elle ne lui est pas donnée d’emblée) ; pour continuer d’exister, il doit produire encore. Toujours produire (c’est la devise de ce monde). Et l’abondance de devenir surabondance, trop-plein, excès.

Gâchis : amas de choses hétéroclites, généralement endommagées ou abîmées.

— Mais alors quoi ? Faut-il en faire moins ?

— Non, moins, c’est encore trop. Ou pas assez. Il ne s’agit pas de supprimer, mais de trouver comment. Comment vivre.

Comment vivre ?

Assez.

Garde toujours (au moins) un pan de mur blanc chez toi. Regarde-le quelquefois. Et note ce qu’il se passe.

— Est-ce ainsi que tu écris ton livre ?

— Et pourquoi pas ?

Chaque époque a sans doute sa modernité. Mais n’y a-t-il pas aussi une constante moderne ?

Simplifie. Simplifie.

Simplifie, ne serait-ce que pour accueillir la plus grande complexité.

Mauvais goût, ornement, obésité, kitsch.

La beauté du monde ou le monde de la beauté ?

La logique de l’ornement n’est-elle pas une exigence de beauté ? Qu’une chose soit belle sinon elle n’est pas.

Faut-il donc que tout soit beau ?

Il y a une différence : trouver une chose belle et vouloir faire une belle chose.

Essaie de ressentir la différence. Avec tous tes sens.

C’est quand on veut faire les choses belles — à tout prix — que la beauté vient en plus. Qualité énième, superflue.

Tout étant inutile, il faut que ce soit beau. Tout étant identique, il faut que ce soit beau.

« Les hommes qui vivaient en troupeaux, écrivait encore Loos, devaient se distinguer les uns des autres par des couleurs ; l’homme moderne utilise son vêtement comme un masque. Sa personnalité est si puissante qu’elle n’a pas besoin de s’exprimer dans ses habits. L’absence d’ornement est un indice de force spirituelle. L’homme moderne utilise à sa guise les ornements des cultures antérieures et étrangères. Son propre pouvoir d’invention se concentre sur d’autres objets. »

L’homme moderne est une invention obsolète. Certes, mais on peut toujours traduire.

Pas assez. Assez. Moins. Trop. Où commence l’un, s’arrête l’autre ? Comment fera-t-on pour s’y retrouver ?

Les philosophes grecs de l’Antiquité, grands amateurs d’énigmes, mirent au point le paradoxe du tas de sable. Ils s’interrogeaient : à partir de quand un tas de sable est-il un tas de sable ? Si je prends un grain de sable et que je le pose par terre, devant moi, ce n’est pas un tas de sable. Deux non plus. Si deux non plus, alors trois non plus. Et ainsi de suite. Il n’y a donc jamais de tas de sable. Inversement, continuaient-ils, à partir de quand un tas de sable cesse-t-il d’être un tas de sable ? Si j’enlève un grain de sable à ce tas-là, où ma fille joue, là, dans ce jardin public, c’est toujours un tas de sable. Si j’en enlève deux, c’est encore un tas de sable. Si deux, alors trois aussi. Et ainsi de suite. Il y a donc toujours un tas de sable.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

— Je ne sais pas.

Il faut inventer une autre façon de voir les choses. De les sentir. Une autre façon de faire les choses. Arrêter de se demander combien ? Combien, c’est toujours trop. Ou pas assez.

Qualité quantité. Ni l’une ni l’autre.

— N’aie pas de doute : tout ce qu’il y a en trop se retourne contre toi. La graisse, les gens, les choses. Tout.

— Des menaces ?

— Non. La triste réalité. Simplement la triste réalité.

Dans mon journal, je note que je continue d’écrire ce texte. Ça, au moins, c’est la vérité. Le texte, je ne sais pas. Qu’est-ce que j’écris, d’ailleurs ? Je ne sais pas. Un texte composé de morceaux qui viennent se coller les uns aux autres. Des morceaux les uns à la suite des autres, des bouts que je couds les uns aux autres. En finir avec le tissage. Il faut autre chose. Texture : couture. Pas des fragments. Non, les fragments ne m’intéressent pas. Ils présupposent une unité qui les précède et à laquelle ils ne peuvent que renvoyer en vain dans leur manque essentiel. Ils rappellent toujours une unité perdue, qui s’est effondrée. Ce ne sont jamais que des ruines qui essaient de faire croire qu’elles tiennent debout toutes seules. Mensonge. Mensonge de l’unité. Moi, j’ai abandonné l’unité. Enfin, j’ai abandonné l’unité. Ce n’est même pas ça, non. J’ai cessé de croire à l’unité, moi. L’unité, elle, n’a jamais existé ; ce n’est qu’un fantasme qui excite les fanatiques de l’uniformité. Onanistes monomaniaques. Des morceaux, donc. Des bouts, donc. Mais des morceaux de rien du tout. Au sens où nul tout ne les précède. Le tout ne devra même pas exister à la fin comme ensemble unique, achevé, fini, clos sur lui-même, parfait. Rien de un. Ce sont les morceaux qui produisent l’énergie — une dynamique, un élan. L’écriture, l’écriture. Pas l’écriture pour l’écriture. C’est l’écriture qui produit l’écriture. Plus d’écriture encore. Des remarques, des citations, des images, des notes, des traits, des mots, des concepts. Flottant. Tout un monde. Quelque part. Ici. Là. Les attraper.

Papillons.

Dans une conférence que, peu de temps avant de mourir, il prononça sur le problème du kitsch (conférence qu’Hannah Arendt publia en 1955 après sa mort), l’écrivain Hermann Broch (1886-1951), compatriote d’Adolf Loos et d’une quinzaine d’années son cadet, expliqua la différence entre le kitsch et l’art en opposant les deux impératifs que voici :

« Fais du beau travail », dit l’impératif kitschique. « Fais du bon travail », dit l’impératif artistique.

— Oui, mais l’art ne vaut plus grand-chose non plus.

— Là n’est pas la question. Enfin, pas encore. Un peu de patience.

Dans sa conférence, Broch explique que le kitsch est une invention du romantisme. Conséquence du triomphe de la bourgeoisie au XIXe siècle, le romantisme est essentiellement kitsch. Il ne supporte pas tout ce qui n’est pas pure beauté. Ce faisant, il échoue. Il parodie la beauté. Évidemment. Lamentablement.

À trop vouloir faire une chose, on en fait trop. Et on fait tout sauf cette chose, c’est-à-dire son contraire. Comme le trop sucré écœure, le trop beau dégoûte, incarne et révèle la nature de la laideur.

De la laideur et du mal.

Mais ce que Broch veut surtout dire, enfin, ça, c’est moi qui le dis, mais si je ne le disais pas, il me semble que quelque chose ferait défaut, alors il vaut mieux que je le dise, ce que Broch veut surtout dire, et qui n’est pas sans rappeler les idées de certains de ses compatriotes, que furent Adolf Loos ou Ludwig Wittgenstein, c’est qu’il est impossible de séparer l’éthique de l’esthétique.

Broch écrit : « Le kitsch, c’est le mal dans le système des valeurs de l’art. »

Ou comme l’écrivait Ludwig Wittgenstein : « Éthique et esthétique sont une. »

Cette semaine, j’ai couru trente et un kilomètres (10 + 10 + 11). Régime drastique.

Que nous importent l’obésité, l’ornement, le kitsch, si nous sommes en mesure de nous protéger contre cette invasion ? Nous, qui savons reconnaître ces signes infâmes, nous sommes assez forts pour leur opposer nos existences.

Sauf que personne n’est à l’abri. Personne. L’obésité, l’ornement, le kitsch ne sont pas l’exclusive de certaines formes culturelles par opposition à d’autres. Elles n’apparaissent pas en contraste avec des formes nobles, hautes, raffinées, pures. C’est le monde même qui en porte la marque. Enfin, la marque, non. Ce ne sont pas des stigmates. Ça ne cicatrisera pas.

Le kitsch est devenu la forme du monde.

Ou, pour le dire plus sobrement : le mal a triomphé.

Nous habitons le kitsch.

— Chaque fois que tu déploreras l’obésité du monde, n’oublie pas de contempler ta bedaine.

— Sauf que je ne déplore rien. Je ne me lamente pas. Je perds quelque peu l’envie de chanter, parfois, oui. Mais n’en sommes-nous pas tous là ?

— Non.

Alors il faut dire quelque chose de plus. Toujours quelque chose de plus.

Le kitsch est la forme de la culture de masse. Le kitsch est la culture de la masse. Il isole tous ceux qui entendent lui échapper. S’en affranchir. Non par bravade, mais parce qu’ils se sentent insultés, humiliés à l’idée qu’ils puissent se laisser aller à consommer ces productions pauvres et uniformes. Et qu’on attend d’eux qu’ils se comportent ainsi. Car, c’est ainsi qu’il faudrait vivre, désormais.

Des happy few, pourrait-on dire aussi.

« Le kitsch est trompeur », écrivait en 1939 le critique d’art new-yorkais, Clement Greenberg (1909-1994).

Il fait passer les vessies pour des lanternes.

Il recycle l’avant-garde d’hier. Il fait comme si c’était moderne. Et tout le monde finit par s’y laisser prendre. Pris au piège.

Parodie. Recyclage. Excès. Multiplication à l’infini. Expansion. Manipulation. Comment ne prendrait-on pas sa vessie pour une lanterne ?

On rétorquera : et si moi, je préfère les vessies aux lanternes. Tous les goûts sont dans la nature.

(Toujours parer aux objections comme au plus pressant.)

As-tu déjà essayé de t’éclairer avec l’appendice grotesque qui pendouille, petit pendule à peine utile, entre les jambes des mâles parmi tes contemporains ?

Pense avec ta tête. Pense avec tout ton corps.

Il faudrait être moderne, voudrait-on dire. Le redevenir, peut-être. Mais comment ?

Moderne est une épithète compliquée. Pas complexe. Qui multiplie les problèmes. Ajoute des choses sur des choses et dissimule la simplicité sous des couches successives de modernité.

Et puis, tout le monde veut être moderne et, donc, personne ne l’est.

Ceux qui ne veulent pas l’être, ceux qui ne veulent plus l’être, ceux qui n’en peuvent plus de l’avoir été et de l’être toujours si longtemps après, de n’être jamais que ça, de ne pouvoir jamais être que ça, ceux qui sentent bien que la modernité est devenue l’empire du kitsch, qu’elle a accouché du kitsch comme son terme nécessaire, inévitable — ceux-là, que leur reste-t-il à faire ?

Anywhere out of the world.

— Mais non, non, ne sois pas si romantique. Il n’y a pas de fin du monde. Il n’y a pas de bout du monde.

Se terrer. Au lieu de se taire. Aller vivre dans une cabane. Devenir une île. Former un archipel. Essaimer. Fractionner le continent. Bombe à fragmentation.

D’autant qu’il fait noir. De plus en plus noir.

Île

Habiter la folie.

Habiter sa folie.

La question de l’atmosphère — plutôt que du lieu — n’est-elle pas résolument celle-ci ?

Je ne veux pas tant savoir où je suis qu’où je suis bien. Bien ici plutôt que là pour vivre mon propre délire à venir. M’écouter parler. Jusqu’à y comprendre quelque chose, peut-être.

Habiter la folie, sa folie, c’est-à-dire : trouver un langage qui ne soit pas hérité, qui soit le mien, ne provienne pas intégralement de mes ancêtres.

Parler comme personne n’a jamais parlé. Mais pas baragouiner.

Le langage, ou ce par quoi tout se trouve inscrit dans le continuum. Supportant l’ordre aussi bien que le désordre.

Parler parce que — à supposer que jamais on l’ait pu — on ne peut plus se taire.

Et bien sûr, c’est dans le silence qu’on peut parler le mieux.

C’est en silence qu’on peut parler. Le reste du temps, que fait-on ? On bavarde. On se répand. On se perd. On perd son temps. On passe le temps à faire société. Prendre langue en perdant son langage. Sa façon de parler à soi. J’imagine que c’est cela que se dit celui qui s’en va vivre dans un abri de fortune. Son abri est sa fortune. Sa richesse. Sa chance.

Mais de quoi s’abrite-t-il ?

Est-ce seulement la bonne question ? Je ne le crois pas.

Il faut voir l’abri comme un filtre, un moyen de maîtriser les échanges, entrées et sorties, ce que j’entends et ce que je dis, ce qui passe dans un sens et dans l’autre, ce qu’il se passe et ce que je fais, ce qu’il se produit et ce que je produis.

Habiter la folie, c’est-à-dire : abriter sa folie.

Hier, j’ai écrit dans mon journal que ce livre était au point mort. Et ce matin, la première chose que j’ai faite en sortant de la grande nuit dans laquelle j’étais encore pris, sans doute parce qu’elles sont toutes trop courtes, les nuits, en ce moment, la première chose que j’ai faite, c’est reprendre le livre. Je pense à tous les points morts par lesquels un livre doit passer pour qu’on puisse l’écrire. Car c’est cela que je voulais dire (et cela que j’ai écrit aussi, je crois) : point mort du livre. Le livre n’est pas au point mort comme une voiture à l’arrêt. Il passe par un point mort où il disparaît, où il meurt littéralement, où l’on n’a plus rien à dire, plus la moindre idée de comment l’écrire, avant de renaître à la vie. Enfin, la vie. Non pas la vie : une autre vie. De continuer, et donc de devenir un autre livre.

Durant les mois qu’il passa dans sa cabane de Skjolden (Skjolden, c’est en Norvège), Wittgenstein tint un carnet (daté du 19.11.36 au 24.9.37), dont certains passages sont écrits en code, et dans lequel on peut lire notamment (les passages codés sont transcrits en italiques) ceci : « 20.2. Tu dois vivre de façon à pouvoir faire face à la folie si elle vient. Et la folie, tu ne dois pas la fuir. Il est heureux qu’elle ne soit pas là, mais tu ne dois pas la fuir, voilà, je crois, ce que je dois me dire. Car elle est le juge le plus sévère (le tribunal le plus sévère), qui jugera si ma vie est juste ou injuste ; elle est redoutable, mais tu ne dois pourtant pas la fuir. Car tu ne sais pas, en effet comment t’en évader ; & pendant que tu la fuis, tu te comportes de manière indigne.

Je lis N.T. [le Nouveau Testament] & je ne comprends pas beaucoup de choses, ni rien d’essentiel, mais il y a pourtant beaucoup de choses que je comprends. Aujourd’hui, je me sens beaucoup mieux qu’hier. Pourvu que ça dure.

On pourrait dire : « Il ne faut pas que tu t’embarques ainsi dans N.T., cela peut te rendre fou. » — Mais pourquoi ne « dois »-je pas, — à moins que j’aie moi-même le sentiment que je ne dois pas. Si je crois être en mesure de voir l’Important, la Vérité, en un seul espace — ou pouvoir la trouver du fait que j’y entre, je peux alors sentir que je dois y entrer, quoi qu’il m’arrive à l’intérieur & je ne dois pas éviter par crainte d’y entrer. Il se peut qu’à l’intérieur le spectacle soit terrifiant, et que l’on éprouve immédiatement le désir de ressortir en courant ; mais ne dois-je pas essayer de tenir ? J’aimerais qu’en pareil cas, quelqu’un me tape sur l’épaule & me dise : « N’aie pas peur ! car c’est bien ! »

Je remercie Dieu de m’avoir permis de m’être isolé en allant en Norvège ! »

Accueillir la folie. Ne pas en avoir peur. Devenir une île. Attendre le moment où elle viendra. Elle viendra forcément. Et puis quoi ? Lui parler sans doute.

Ce qui étonne quand on y lit de telles lignes, d’autres aussi, mais celles-ci, car elles sont intimes, c’est la nature de la crise morale. Ce qu’il y a de plus haut est en ruines, mais je le désire quand même.

Comment cette vie peut-elle être digne d’être vécue si tout ce qui est haut est en ruines ?

— Mais où vois-tu que tout ce qui est haut se trouve en ruines ?

— Pourquoi s’isoler dans une cabane au-dessus d’un fjord dans l’espoir d’y accéder, être confronté à sa folie, si tout ce qui est haut n’était pas en ruines ?

Cette semaine, j’ai couru un peu plus de trente-deux kilomètres (32,8 kilomètres). Si l’on me demandait pourquoi je cours, je répondrais que c’est pour mincir. Mais la lutte contre l’obésité (je ne suis pas obèse, un peu de patience) ne se limite pas à la forme du corps. C’est quelque chose d’autre.

Mais quoi ?

En courant trois fois dix kilomètres par semaine, environ, l’expérience de la course change. Au bout d’un certain temps passé à courir, l’expérience se décolle pour ainsi dire d’elle-même. Elle se dédouble, pourrais-je dire aussi.

Moi double contre gras double.

Il y a le moi qui court et le moi qui pense à tout autre chose sans même nécessairement s’intéresser au fait qu’il coure.

C’est le même moi.

Il faut que le moi soit double.

— Quel rapport avec la cabane ?

— Mais je n’ai jamais dit que je parlerai exclusivement de la cabane.

— Alors quoi ?

— Il y a bien un rapport avec la cabane.

— Lequel ?

— L’isolement.

En décollant l’expérience, en dédoublant le moi, se découvre une forme d’isolement. Pas de solitude. D’insularité. D’indépendance.

Nul besoin de partir vivre dans une cabane pour être seul. La solitude n’est jamais le but. L’indépendance, oui.

Ainsi indépendant, insulaire, s’ouvre un espace où tout peut avoir lieu : la folie tout comme la rencontre avec Dieu. Et rien ne dit que ce ne soit pas la même chose.

La folie est le nom que l’on donne à l’expérience vue de l’intérieur.

Dieu est le nom que l’on donne à l’expérience vue de l’extérieur.

— Être une île par conséquent ?

— Temporairement, certainement.

— Une presqu’île, en somme ?

— Ça n’a jamais empêché personne de rire.

Je ne sais pas si Wittgenstein riait beaucoup. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ce qui importe le plus. S’il souffrait d’excès de sérieux, c’est qu’il voyait les ruines en train de tomber. Nous qui les avons déjà vues à terre, toutes, à l’état de débris, et qui cheminons dans ce cimetière d’idées, forum occidental de ce qu’il reste du passé, nous qui cheminons au milieu de formes qui ressemblent à quelque chose que nos ancêtres ont pu connaître, mais n’en est guère plus que la singerie, en définitive, peut-être sommes-nous mieux que ceux-là mêmes qui avaient construit ce qui aujourd’hui tient lieu de ruines.

Peut-être nous sentons-nous mieux dans notre peau.

Nous ne croyons pas à l’unité. Nous ne croyons pas à la solidité. Nous ne croyons pas même aux fragments. Plutôt aux choses éparses qui, parce que nous avons appris à voir, parce que nous avons aiguisé tous nos sens afin qu’ils parviennent à discerner les choses infimes, les détails diaboliques mieux que les tours divines et qui aveuglent, nous apparaissent en clin d’œil (ouvert).

Une sorte de panorama ?

Non. Un paysage qui défile à trois cents à l’heure. Le ciel vu de la terre. La terre vue de la mer. Grande vitesse. Vent violent. Tempête. Tous les gros temps. Il faut s’accrocher pour y comprendre quelque chose. Il faut sortir du défilé. Avec la rigueur d’une discipline que personne n’impose de l’extérieur, qui s’impose d’elle-même.

C’est mieux.

Nous nous sentons mieux.

Nous respirons mieux.

Discipline. — Comme il en faut bien une, tâchons d’inventer la nôtre.

Propre.

Toute ma vie, je n’aurais voulu qu’une chose — être un aphoriste. Qui n’est pas une chose. Qui n’est pas une personne.

Personne (dit-il, se souvenant toujours d’Ulysse).

Ironiste.

Tenter de saisir le monde en une phrase. Qui ne s’effondre pas sous le poids de cette tâche démesurée, mais trouve là même une raison d’écrire une autre phrase — et caetera ad infinitum.

Euphoria et hybris de l’aphoriste.

Discipline de l’euphoriste.

Nous sommes seuls.

Il faut l’entendre. Personne ne se tient à côté de nous. Personne ne nous tape sur l’épaule pour nous encourager.

C’est notre situation. Et elle est terrible. C’est notre sort. Mais est-il mauvais ? Je ne le crois pas.

Le monde est en ruines dès lors que nous nous apercevons du vide. De la place vide. Qu’il n’y a personne à nos côtés pour nous soutenir, nous consoler, nous encourager. Et que, malgré ce vide — ou mieux : tout contre ce vide —, nous ne pouvons pas nous arrêter. Il nous faut continuer.

— Est-ce elle, l’expérience de la cabane ?

— Si tu entends par cabane autre chose qu’une petite maison de bois. Peut-être. Oui.

Parce que la solitude, ce n’est pas d’être seul entre quatre murs de bois, au bord d’un étang ou en surplomb d’un lac. Mais découvrir que nous sommes seuls.

La découverte que nous sommes seuls, c’est cela, le monde en ruines.

Et qu’il nous faut continuer, derechef.

Faut-il donc s’en aller vivre dans une cabane, jouer le rôle de l’ermite, pour découvrir cette solitude ornementale ? Comme un pèlerinage ? Mais non. Manière de l’éprouver.

Dans mon journal, je note que le livre s’écrit sans y penser. Mais je devrais plutôt dire qu’il s’écrit sans moi.

N’est-ce pas ce que je recherche pour de bon : écrire sans moi ? Devenir l’écriture.

Remarque qu’il ne s’agit pas de dissoudre le moi.

Une image : l’été, je suis seul dans l’appartement. Tout le monde est parti. Toutes les fenêtres sont ouvertes. Selon d’où et comment je regarde, il me semble que j’ai les pieds dans l’horizon, la tête dans les nuages, ou dans la mer, je ne sais pas.

Cela, je ne le sais pas non plus, j’en fais l’expérience, mais ainsi, l’été, tout ouvert, si l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors, ce n’est pas la même chose (ce ne sont pas des choses, répéta-t-il), y a-t-il un sens à les opposer ?

Je ferais mieux de regarder comment ça circule, dans un sens et dans l’autre, les sons, les idées, une guêpe entre et sort, des mouches viennent tourner en rond sous le lustre du salon, mon regard se perd dans l’horizon.

L’été, le balcon, c’est-à-dire : le dehors, le dehors est une pièce en plus.

Ici, quelque chose est montré : l’absence de frontière entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur, quand même on pourrait délimiter des portions d’espace, cette absence montre l’absence de différence entre le moi et le monde.

Ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas autre chose. C’est à la fois plus simple et plus complexe.

Une infinité d’entités sans solution de continuité.

En fait, ruines ne va pas.

Ruines est semblable à fragments, qui présupposent tous deux l’unité. Une unité que nul n’a jamais vue. Une unité qui ne viendra jamais. Pour personne.

Le samedi 30 septembre 1967, le jour de la Saint-Jérôme, l’artiste américain Robert Smithson (1938 - 1973) acheta un aller simple pour Passaic dans le New Jersey, sa ville natale.

En bus.

Il raconta ce voyage dans un article intitulé « Une visite des monuments de Passaic, New Jersey », paru dans la revue Artforum en 1967.

Sauf qu’il n’y a pas de monuments à Passaic.

Du moins, pas dans le sens où on l’entend habituellement. Pas de beaux édifices. Pas de palais. Pas de musées. Pas de statues grecques.

Rien.

Passaic, ce n’est pas Paris, quoi.

« Le bus passa devant le premier monument, écrivit Smithson dans le récit de sa visite. Je tirai sur le cordon pour demander l’arrêt et descendis à l’angle de Union Avenue et River Drive. Le monument était un pont au-dessus de Passaic River qui reliait Bergen County et Passaic County. Le soleil de midi cinématisait le site, transformant le pont et le fleuve en une photographie surexposée. Le photographier avec mon Instamatic 400, c’était comme photographier une photographie. Le soleil devint une monstrueuse ampoule électrique projetant des séries détachées de « clichés » à travers mon Instamatic jusque dans mon œil. Je marchai vers le pont, et c’était comme si je marchais sur une énorme photographie faite de bois et de métal sous laquelle le fleuve coulait comme un énorme film ne montrant rien qu’un blanc continu. »

Le monde n’est qu’un cliché.

Tous les bâtiments sont des monuments.

La mentalité muséale — typiquement européenne — nous fait accroire que seules les vieilles pierres méritent le nom de « monument ». Que la patine fait vitrine. Sauf que ce n’est jamais qu’une perception historiquement informée (« le poids du passé »), un regard dominé. Le regard artiste, au contraire, lui, peut tout changer, tout inventer. L’un se contente de voir comme tout le monde — il est assujetti à ce qui est déjà là — l’autre invente ce qu’il voit dans le moment même où il le voit — il photographie ce qu’il y a.

La citation est un peu longue, mais reprenons-en la traduction :

« Ce panorama zéro, ajoutait ensuite Smithson, semblait contenir des ruines à l’envers, c’est-à-dire : toutes les nouvelles constructions qui seraient jamais construites. C’est le contraire de la « ruine romantique » parce que les bâtiments ne tombent pas en ruine après qu’ils ont été bâtis, mais s’édifient plutôt en ruine avant d’être bâtis. Cette mise en scène anti-romantique évoque l’idée discréditée du temps tout comme bien d’autres choses « démodées ». Mais les banlieues existent sans passé rationnel, sans « grands événements » historiques. Oh, il y a peut-être bien quelques statues, une légende, une ou deux curiosités, mais pas de passé — seulement ce qui passe pour un futur. Une Utopie sans fond, un endroit où les machines ne marchent pas, où le soleil s’est transformé en verre, où la Passaic Concrete Plant (253 River Drive) gagne de l’argent en vendant PIERRE, BITUME, SABLE, et CIMENT. Passaic semble plein de « trous » comparée à New York qui, elle, semble serrée et massive. Et, en un sens, ces trous sont les vides monumentaux qui définissent, sans même essayer, les traces mémorielles d’un ensemble de futurs abandonnés. On trouve ces futurs dans les utopies cinématographiques de série B, que le banlieusard imite après les avoir vues. La devanture du magasin de voitures City Motors proclame l’existence de l’Utopie via la PONTIAC WIDE TRACK 1968 — Executive, Bonneville, Tempest, Grand Prix, Firebirds, GTO, Cataline, et LeMans —, incantation visuelle qui marque la fin du chantier de l’autoroute. »

Qui sait si nos ancêtres ne voyaient pas leurs monuments comme Smithson voyait les siens ?

Les nôtres ?

La science-fiction de Smithson n’a rien d’élégiaque. Au contraire de la déploration romantique. Pas de plainte, le regard mixte de curiosité et d’indifférence à qui le monde apparaît dans le dispositif bon marché et grand public d’un appareil photo.

Pas de kitsch.

Habiter en touriste.

Ne résider nulle part.

Les ruines à l’envers ne sont des fragments de rien du tout. Elles ne tombent pas de quelque chose de plus grand, de plus vaste qu’elles. Les ruines à l’envers ne subsument rien. Non plus. Elles poussent. Elles croissent. Mais ne forment aucune unité. Simplement le futur. Qui continue. Se déroule.

Jusqu’à quand ? Smithson, en bon Américain, ne se pose pas la question.

Et moi ?

Toute chose a une fin. Quand même ce serait le début. Un bon début.

Toute chose peut continuer un certain temps. Ou s’arrêter d’un coup. Ce n’est pas cela, l’important, mais ce qui pousse n’importe comment. Sur le bord des routes comme sur le bord de l’histoire. Ce que personne ne cultive et se trouve là, pourtant. Sort de terre, lutte contre la destruction de toute chose — le désherbage. Perce entre deux blocs de béton, par un trou dans l’asphalte.

Mauvaises herbes. Bonnes herbes.

Herbes folles.

Temps

Une question d’endurance.

Couru trente et un kilomètres cette semaine. Je ne sais pas pourquoi je tiens le compte. Pour faire mieux ? Certainement pas. Pour savoir où j’en suis ? Sans doute.

Statistiques en vain. Tourner en rond.

Je cours pour mincir. Pour trouver ce qu’il faut. Localiser le seuil en dessous duquel ce n’est pas assez et celui, inverse, au-dessus duquel c’est trop.

Maximalisme, minimalisme, c’est idem. Il faut trouver l’équilibre. Pas fixe, pas stable. En mouvement.

Équilibre instable.

Faire toujours la même chose.

Ne jamais faire la même chose.

Tu peux toujours faire la même chose et ne jamais faire la même chose.

Entre 1966 et 1967, les compositeurs John Cage (1912-1992) et Morton Feldman (1926-1987) mirent au point des sortes de happenings radiophoniques au cours desquels ils s’autorisaient à converser librement sur n’importe quel sujet, du moins tous ceux qui pouvaient bien leur passer par la tête — la musique, la politique, la vie de famille, le progrès, l’avenir, le passé, le zen, le bruit, ce qu’il y a et ce qu’il n’y a pas dans une tête, le silence, la mort, l’œuvre, la propriété terrienne et la possession d’un cerveau, entre autres. Quel inventaire. Il est quelquefois difficile de les suivre (c’est le moins qu’on puisse dire). Et pour cause, il est quelquefois difficile de suivre la liberté, tant il est vrai que nous en avons perdu l’habitude. C’est ce qu’ils disent. C’est ce que tout le monde devrait dire.

Mais personne. Ou presque.

Au début du second de ces happenings radiophoniques, John Cage évoque l’invitation qu’il a reçue de se produire dans un festival de musique au Brésil. Rien que de très normal, sauf que, dit Cage, « je ne voulais pas y aller parce qu’il me semble que l’un des dangers auxquels on doit de plus en plus faire face, c’est qu’une fois que tu as réussi à intéresser les gens à ce que tu fais, une fois qu’ils s’y intéressent, ce qu’ils veulent de toi, ce n’est pas quelque chose de nouveau, mais plutôt ce que tu as déjà fait. De sorte que tu pourrais être très occupé semaine après semaine, sans jamais pouvoir faire autre chose que remplir tes engagements, répondre au téléphone, et répondre à ton courrier. Je me souviens d’avoir parlé de cette question à Suzuki il y a quelques années au Japon et il m’avait dit qu’elle se posait aussi dans le domaine de la philosophie (il rit) : on demande aux philosophes qui rencontrent l’intérêt du public de donner tellement de conférences, de cours et d’écrire tellement de livres, et ainsi de suite, qu’ils n’ont pas le temps de penser. »

Pas le temps de penser.

Question vitale, que posaient déjà nos ancêtres, les Grecs. Ou, du moins, leurs philosophes.

Car qui pense, qui pense, sinon l’individu libre ?

Drôle de question.

Car, celui qui n’a pas le temps, celui qui est affairé, n’a point de loisir, celui-là, comment celui-là penserait-il ?

Bref.

Qu’un érudit du bouddhisme zen, un compositeur expérimental et un philosophe grec pensent la même chose, n’est-ce pas un indice ?

Tout est question de musique.

Tout est question de lyrisme.

Le lyrisme est l’affaire des insectes.

Il faut écouter la musique des insectes.

Le culte des cigales.

Vers 370 avant Jésus-Christ, Platon raconta dans l’un de ses dialogues que, par un beau jour d’été, Socrate sortit d’Athènes avec son jeune ami Phèdre pour s’entretenir de l’amour, de la beauté, de la drogue et de deux ou trois autres choses encore.

Flâner, parler, penser.

Ce moment-là, Socrate l’appelle σχολή ; c’est ce temps qui s’étend devant soi et dont on peut faire ce que l’on veut, le loisir — le temps libre.

Le temps de la σχολή est libre parce qu’il n’existe pas encore. Contrairement au temps des affaires qui est déjà défini avant même qu’il ne se soit déroulé.

Le temps de la σχολή, il faut l’inventer.

« Nous avons du temps libre, Σχολὴ μὲν δή, dit ainsi Socrate à Phèdre, semble-t-il. Et puis, il y a les cigales qui chantent au-dessus de nos têtes ; elles dialoguent entre elles et semblent nous regarder. Si elles nous voyaient, tous les deux, comme la plupart des gens, à midi, cesser de dialoguer, somnoler et les laisser bercer nos esprits paresseux, elles se moqueraient de nous et elles auraient bien raison. Elles penseraient que des esclaves sont venus dormir auprès d’elles en cet asile, comme des moutons qui font la sieste près d’une fontaine. Au contraire, si elles nous voient dialoguer et passer auprès d’elles comme le bateau qui passe devant les Sirènes sans succomber à leurs charmes, peut-être nous accorderont-elles, admiratives, la récompense que les dieux leur ont donné d’attribuer aux hommes. »

C’est l’été. C’est la canicule. Les cigales font un bruit assourdissant sur les rives de la Méditerranée. Tu peux dormir. Ou bien tu peux dialoguer.

Dialoguer, c’est-à-dire penser.

Soit dit en passant, si tu t’assoupis, rêve, au moins.

Les cigales sont seules juges. Preuve s’il en est, que tout est affaire de lyrisme.

Apprendre à chanter. Apprendre à penser.

Nous sommes affairés. Nous n’avons pas le temps de penser. Comment aurions-nous le temps de vivre ?

À quoi bon ? demande-t-on.

À rien. C’est un esclave qui pose la question.

L’homme moderne a inventé l’ennui.

L’ennui vient quand on est las des affaires et qu’on n’a plus non plus la force de penser.

Vie d’esclave, disait Socrate.

De là où je me trouve, fenêtre ouverte sur la colline, jour d’été cuisant, les cigales chantent, imperturbables, indifférentes au bruit que font les ouvriers, la circulation, et celui qui s’acharne sur son clavier.

La garrigue de Socrate ne ressemble-t-elle pas à s’y méprendre aux bois de Yoshishige no Yasutane, à l’étang de Kamo no Chōmei, au fjord de Ludwig Wittgenstein ?

Habitacles — des lieux où respirer, penser.

Vivre.

Tu l’auras compris, peut-être, je ne voulais pas parler de cabane, mais d’autre chose, que permet la cabane, et l’étang, et le fjord, et le bois, et la garrigue, et n’importe quel endroit, et même le no man’s land, qu’il s’y passe quelque chose ou qu’il ne s’y passe rien.

En fait, je ne voulais parler de rien. Je voulais parler. Et puis, c’est tout.

Parler, se parler, dialoguer, une affaire d’individus libres. Qui se battent, peut-être, contre la violence de la communication, du marché, du marchandage, des affaires.

Et personne qui les entend.

C’est probable. Malheureux.

L’histoire du langage.

Socrate, qui parlait beaucoup, disait aussi que la pensée est le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même.

Un est toujours deux. Au moins.

Mes ancêtres, les Grecs.

Écrire, il est temps de l’admettre, je crois, écrire, ce n’est pas simplement écrire.

Écrire, c’est dialoguer. Dialoguer avec tout le monde, avec le vide, avec le néant. C’est ne pas se résoudre à mettre un terme à la conversation. Ne pas se résoudre aux affaires, à la politique. Toutes les forces qui exigent obéissance de toi.

Obéissance ? C’est-à-dire : que tu te taises.

Chaque jour que Dieu fait, il faut lutter contre ceux qui veulent mettre un terme à la conversation. Et c’est une lutte qui s’apparente à une lutte contre soi-même, tant il est vrai que nous sommes toujours tentés d’avoir le dernier mot. Pas le dernier mot de la conversation, le dernier mot tout court. Celui qui, enfin, clouera le bec au monde entier.

Le monde n’est pas un oiseau. Et puis, tu sais, il n’y a pas de dernier mot.

Il n’y a pas de dernier mot. Il n’y a pas de jugement dernier. Nous sommes là pour que quelque chose puisse durer, continuer, quelque chose qu’on cherche sans cesse à interrompre, arrêter définitivement.

« Pensée et discours sont, en réalité, la même chose, mais n’avons-nous pas réservé le nom de « pensée », demande l’Étranger de Platon dans le Sophiste, à ce dialogue intérieur que l’âme entretient, en silence, avec elle-même ? »

— À haute voix, ça marche aussi ?

— Oui.

Un peu plus tard dans la conversation, Morton Feldman répondit — à sa façon bien à lui, il faut le lire pour le croire — aux inquiétudes de John Cage concernant le temps dont nous disposons pour penser : « MF — Je lisais aujourd’hui — je crois que c’était dans le journal d’Alice James…

JC — Qui est Alice James ?

MF — La sœur des Frères James.

JC — Vraiment ?

MF ­— Oui. Elle était assez extraordinaire. Et, je crois que c’était en 1885, il y avait une entrée au sujet de l’installation de la ligne de téléphone avec la France, une connexion. Et il y avait des résistances pour une raison ou une autre. Et l’un de ses amis a dit qu’ils devaient avoir peur que les Français disent quelque chose d’intelligent dans le combiné (ils rient tous les deux). Oui, eh bien, en un sens, peut-être, ce que le téléphone fait, quand il sonne, il sonne… il nous éloigne de notre moi et je pense que notre moi, ou tout le concept de notre moi, ne fonctionne pas. Je veux dire, celui pour qui sonne le téléphone. Il sonne pour moi, manifestement, à moins que ce ne soit un faux numéro. Et il m’arrache à cet autre rêve d’être un artiste à une époque différente ou un endroit différent. Pas vraiment une époque différente, c’est vraiment dans un lieu différent, vraiment différent de la réalité dans laquelle je vis maintenant. Mais, en même temps, quand je travaille, je n’ai pas cette impression que mes sons, ou la musique elle-même, en un sens, soient ailleurs. Elle est ce qu’elle est et elle est . Peut-être que d’une certaine façon, je me soucie plus de cela quand le bébé dort et que le téléphone sonne. Je ne veux pas qu’on le réveille, tu vois (Cage rit). Je ne pense pas que je me soucie tellement de moi-même, mais de l’œuvre que je fais… et qui, en un sens, devient bien plus séparée de moi qu’auparavant. J’avais l’impression quand j’étais plus jeune que j’étais inséparable de ce que je faisais et maintenant, il y a une scission. Il y a l’œuvre, et il y a moi-même. Et si j’ai un problème, c’est d’empêcher l’œuvre de devenir un objet, ou une chose morte. »

Pour qui sonne le glas, sonne le téléphone.

Être ici et ailleurs. Être un et plusieurs. Être et ne pas être séparé.

Habiter, ce n’est pas simplement vivre quelque part — même si, en soi, ce n’est pas simple déjà—, mais s’apercevoir qu’il est impossible de résoudre ces contradictions, et s’efforcer de trouver un moyen de les vivre.

On ne peut rien vouloir que tout et son contraire. Ce qui ne signifie pas que l’on veuille que tout soit son contraire.

Contrarier les contraires.

Quand le téléphone sonne, tout s’arrête. Il interrompt. Brise le continuum. Comment penser quand on est sans cesse interrompu ? Comment être ici quand on nous appelle sans cesse ailleurs ?

Ce qui est requis de toi, c’est que tu sois toujours aussi ailleurs. Que tu ne sois jamais purement et simplement là où tu es.

Il faut que tu sois partout. Et que tu disparaisses dans cette forme invivable d’ubiquité.

Comment vivre sans habiter quelque part ? Quand même de façon temporaire, transitoire, en passant, en allant ailleurs.

Ne crois pas que tu sois un nomade parce qu’on t’appelle toujours ailleurs. Tu ne te déplaces pas. Tu restes figé en lieu et place. Et, pourtant, tu n’es pas là où tu es.

Où es-tu si tu n’es pas là où tu es ?

Changer la discipline pour ne pas perdre la discipline. Je ne cours plus trois fois par semaine, mais tous les jours, 6 jours sur 7, ceteris paribus, 5 kilomètres. La discipline n’est pas la même, mais elle existe toujours. Le nombre de kilomètres, la fréquence font partie des variables. La discipline est la seule constante. Comme écrire. Tous les jours, autant que faire se peut. Et ne pas se laisser démonter par l’idée que tu n’as rien à dire. Idée qui m’a démonté pendant longtemps, jusqu’à très récemment. Pourquoi ? Eh bien, parce que ce n’est tout simplement pas la question. Si étrange que cela puisse paraître, avoir quelque chose à dire n’est pas le sujet de l’écriture. L’écriture est une discipline. Un exercice (un peu comme on parlerait d’un « exercice spirituel »). Une expérience. Elle peut être interrompue à tout moment (pendant que tu es en train d’écrire, tu peux être dérangé, pendant que tu es en train d’écrire un livre, tu peux avoir l’impression d’avoir perdu le fil, qu’en un sens la source s’est tarie, et caetera), en effet. Sauf que : ne te trompes-tu pas en envisageant l’interruption en ce sens-là ? La continuité, c’est la discipline, l’exercice, l’expérience quotidienne, qu’il faut que tu assures. La discipline contre l’interruption, la coupure globale de courant, par-delà toutes les interruptions du quotidien. Interruption. Corruption. Du pareil au même.

— Est-ce que tu veux dire qu’un écrivain habite sa langue ?

— Ne sois pas si bête.

Sois idiot. Pas bête.

La langue n’est pas un lieu. C’est une dynamique. Une armée d’usages. Les armes que tu fourbis pour lutter contre l’armée des métaphores mortes, qui te figent, te paralysent, te chosifient. Tu es une chose tant que tu parles la langue morte, contrainte, de l’époque dans laquelle tu nais.

Ne rien avoir à dire, est-ce une malédiction ou bien une bénédiction ?

Quand tout l’univers mental est saturé de messages, qui sait si le plus sage n’est pas celui qui reste là — bouche bée ?

Étonnement. Idiotie. Dis-le comme tu voudras. Chaque jour, la façade du monde semble ravalée, le béton repeint à neuf, et nous ne nous y retrouvons pas.

Tout coule, tu vois, tout coule tellement que même couler ne veut plus dire grand-chose.

J’essaie de tuer une mouche qui sans cesse m’échappe. Si on ne savait pas ce que je suis en train de faire, on pourrait tout aussi bien se dire : « Tiens, il a le sens du rythme, celui-là. »

À propos de l’à propos.

Qu’est-ce que tu peux faire si tu ne sais pas faire de sens ?

Le fabriquer, l’inventer, c’est ce que je veux dire.

Tu vis avec des amas de sens hérités qui ne veulent rien dire pour toi. Et puis, tu sais quoi ? Ils ne voulaient rien dire, déjà, pour ceux qui étaient là avant toi.

Qui fabrique le sens ? Qui invente la langue ?

Envoyer des missiles dans le ciel pour changer le temps qu’il fait.

Le temps qu’il fait. Le temps qu’il fera. Perte partielle à totale de l’audition. Avec chaque explosion, un morceau de monde est détruit. Avec chaque explosion, un morceau de monde est créé.

Tout explose tout le temps. Tout coule tout le temps. Le temps qu’il a fait n’est pas le temps qu’il fait n’est pas le temps qu’il fera.

Quelle langue dira cela ?

La langue des ancêtres : peintures rupestres borborygmes et autres barbarismes ? La langue du futur : économies conjectures plan terminal de restructuration ?

Quelle langue dira cela ?

Commencer toujours par la clarté. Manière simple de s’exprimer. Ne pas penser à la vérité. C’est si loin la vérité dans la chaîne des expériences qu’il est possible d’exprimer. Commencer par articuler. Sentir la mâchoire qui craque. S’en tenir à une bonne diction. Mais sans façons. Nulle trace aucune d’affectation. Rigueur sans discipline extrême. Souple grammaire. Des phrases droites comme la tête quand elle est tournée vers le point le plus lointain qui se puisse fixer. Sens de l’orientation. S’imaginer (soi ou un autre, c’est le même) en train de monter au ciel. Ascension sémantique. S’imaginer en train de courir. Sans rien avoir à dire. Manière d’éveil. Forme d’écoute. Courir sur la crête du doute. Les yeux qui ne regardent rien. Ne s’attardent sur rien. Que le particulier. Le pas d’après. L’expérience d’après. Le langage est ce qui nous tire de l’obscurité des choses. Nous en extirpe. Non pour les ordonner. Pour les envisager comme des choses. Pas des fatalités. Pas des obligations. Des possibilités.

— Quand tu n’es plus une chose, qu’es-tu ?

— Tout ce que tu veux.

Jardin

Moi la cabane, si je m’écoutais, j’y foutrais le feu.

Pas toi ?

Pour le plaisir de détruire. Oui. De la détruire, peut-être. Parce que ce n’est pas un sujet. En tout cas, ce n’est pas le sujet dont j’ai voulu parler. Sinon, j’aurais commencé par Walden de Thoreau et je n’aurais jamais parlé que de ça — et d’écologie. Comme tout le monde.

Faire le tour de l’étang.

Littérature verte.

Moi la cabane, si je me trouvais devant, je prendrais de quoi faire un beau brasier, que j’allumerais, tu vois, et je regarderais le bois brûler. Jusqu’au bout. J’attendrais qu’il ne reste plus que des cendres. Un beau petit tas. Je les ramasserais, les mettrais dans une urne, les cendres de cette consomption, comme on fait avec les cadavres des vivants, comme on fit avec la dépouille de ma mère après qu’elle fut incinérée, et j’irais disperser le tout au gré du vent. Nuage parmi les nuages, je regarderais ce nuage de cendres s’envoler et se répandre de par le monde. Je me demanderais : ce nuage, va-t-il changer quelque chose ? Et je me répondrais par une autre question : quelque chose peut-il changer quelque chose à quelque chose ? Ça ne veut rien dire, ajouterais-je encore à mon intention. Donc oui, conclurais-je. Provisoire.

Tu es poussière.

Faire le tour de l’étant.

Littérature rouge.

La cabane, c’est du vent.

Elle n’est pas faite pour durer. Elle est de passage. Transitoire. Quand on n’en a plus l’usage, on l’abandonne. On s’en va. Il en reste quelque chose. C’est possible. Qui disparaît avec le temps. C’est certain. On peut la reconstruire, si le besoin s’en fait sentir. Si le besoin se fait sentir d’un nouvel usage.

La cabane, ce n’est pas quelque chose qui existe. La cabane, c’est quelque chose dont on se sert.

Comme le langage.

L’être vient toujours en plus.

Surcroît.

Croître suffit.

Notre erreur, n’est-elle pas toujours la même ? Croire qu’il faut qu’il y ait de l’être, là où il n’y a que des usages. S’imaginer des choses stables, dures, durables, des choses bâties — des entités —, là où il n’y a que passage, usage, usure, déplacement, invention — des possibilités.

S’imaginer des choses lourdes, là où nous avons besoin de légèreté.

La légèreté de l’esprit.

Moins un état qu’une atmosphère. Un climat.

Le climat n’est jamais le même. C’est cela même qui s’oppose à l’uniformité, à l’ennui, au ciel trop bleu ou au ciel trop gris.

Dans le ciel, tu les vois, les nuages font des moutons sans nul berger. Comme dans la mer.

Moins qu’un peuple. Des uns.

Qui est un a-t-il besoin de s’unir ?

Le berger de l’être s’est suicidé.

Si j’osais, je dirais : il y a une écologie avant l’écologie. Elle pose plusieurs questions, et notamment : À quelles conditions est-il possible de bien vivre quelque part ? Elle a toujours à voir avec la catastrophe puisque celui qui répond à cette question répond en définitive à la question : où finirai-je mes jours ?

Découvrir où il fait bon vivre. Découvrir où il fait bon mourir.

Il ne faut pas sauver le monde.

Il ne faut pas vouloir sauver le monde.

Quand même tu sauverais le monde, que découvrirais-tu ?

Que la question, bien qu’en des termes d’apparence différents, se pose derechef. À l’identique.

La vérité de la question, ce n’est pas d’y répondre. La vérité de la question, c’est de la poser.

La vérité de la question. Pas la question de la vérité.

Où finirai-je mes jours ? la question peut aussi bien s’entendre ainsi : où finirai-je ma journée ?

Combien sont-ils à ne pas vouloir être là où ils sont ? Combien sont-ils à ne pas avoir choisi le là où ils sont ? À simplement être là.

Être là — dimension minimale de l’existence. Contrainte dès la naissance. Pourquoi faut-il être là plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi faut-il exister plus que non ? Pourquoi faut-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ?

Leibniz est aussi le nom d’une marque de biscuits.

Une fois posée la première question, il y a de fortes chances que l’on ne puisse plus s’arrêter. Même en rêve.

« Après avoir quêté durant une journée,

Je rentre m’enfermer dans ma pauvre cahute.

En brûlant du menu bois garni de ses feuilles,

Tranquille, je récite des vers de Hanshan.

Le vent d’ouest apporte les pluies de la nuit,

Et c’est le bruit des gouttes sur le toit de chaume.

Restant quelquefois étendu de tout mon long,

Je n’ai plus rien à penser, rien à mettre en doute. »

Bizarre, ce poème de Ryōkan (1758-1831), tu ne trouves pas ? De quoi parle-t-il ? D’une vie de presque rien, juste au-dessus de rien, si proche du rien qu’elle pourrait tout à fait disparaître. Mais tu sais quoi ? cette vie-là, pourtant, elle ne disparaît pas. Les poèmes sont là.

Qui restent. Enfin, qui flottent. Un instant.

Qu’est-ce qui fait qu’une vie qui ne semble rien, presque rien, qui semble se confondre avec le rien, n’est pas rien pour autant ?

Elle flotte malgré tout, au-dessus de rien du tout.

L’erreur, c’est moi qui le dis, l’erreur serait de croire que c’est la pauvreté qui nous sauve, qu’il faut en quelque sorte revenir en arrière, retrouver quelque chose comme un état plus naturel de nos vies. Une manière de frugalité.

Ce n’est pas la pauvreté ou la richesse, la question. Mais l’expérience.

Le poème de Ryōkan (tous les poèmes de Ryōkan, ou presque, faudrait-il dire) est le récit d’une expérience.

Est-elle édifiante, cette expérience ? Faut-il l’imiter ? À qui appartient-il de répondre ?

La réponse appartient à celui qui pose la question.

Ou un autre.

Les expériences ne sont pas faites pour être imitées, elles ne sont pas faites pour être reproduites.

— Mais alors pourquoi sont-elles donc faites ?

— Les expériences sont faites pour être faites.

Amour de la tautologie.

Tautologie de l’amour.

Nous ne précédons pas l’expérience. Nous arrivons avec elle. Nous arrivons avec ce qui nous arrive.

L’expérience ne se confond pas avec le moi, elle l’engendre.

Dans mon journal, à présent, c’est l’hiver.

Brûler la cabane, en hiver, c’est un moyen comme un autre de se chauffer.

Mais que reste-t-il ? Que reste-t-il après que la cabane a brûlé ?

Même le bruit que fait le silence est beau. Enfin, surtout.

Surtout le bruit que fait le silence est beau.

C’est l’anti-kitsch.

Mais c’est quoi, l’anti-kitsch ? La pureté ? La beauté ? La vérité ? Tu vois bien que ce n’est pas ça. Le fond du problème n’est-il pas là, d’ailleurs ? Il n’y a pas de nom pour le dire. Il n’y a pas de chose non plus. Il n’y a pas d’anti-kitsch comme il y a, disons, un antéchrist. Il faut toujours se battre. Encore et encore. Cela n’a pas de fin.

Le messie de l’esthétique ne viendra pas. Il n’existe pas.

— Un certain snobisme du néant.

— Qu’est-ce à dire ?

— Rien, évidemment.

C’est comme ramasser la poussière, tu ne ramasseras jamais toute la poussière, il y a toujours plus de poussière. Et pourtant, ne continues-tu pas de faire la poussière ? D’ailleurs, ce n’est peut-être pas exact qu’il y ait toujours plus de poussière. Je crois, moi, qu’il y a toujours autant de poussière.

Où va la poussière que tu ramasses puisqu’il n’est pas vrai que celle-ci s’efface ?

Pour chaque milligramme de poussière que tu ramasses, il y a un milligramme de poussière qui est en train de se former et que tu devras ramasser plus tard. En somme, il n’y a pas de balance positive, simplement un équilibre qui avoisine le zéro, qui tend vers le zéro, mais ne l’atteint jamais.

Tu t’efforces à l’impossible zéro.

Le ménage, est-ce une question d’hygiène ? Ou cherches-tu simplement à occuper le temps qui passe ? À t’occuper du temps qui passe ?

Tu me diras, tu pourrais tout aussi bien renoncer à ramasser la poussière, la laisser prendre possession de l’espace, que celui-ci soit ton studio ou l’univers.

Tu pourrais tout aussi bien élever la poussière, disait Marcel Duchamp (1887-1968). Oui, tu le pourrais. Mais jusqu’à quelle hauteur ?

Est-ce une question d’allergie ?

« Élever de la poussière, écrivait Duchamp au début des années 1910 dans ses notes pour la Mariée mise à nu par ses célibataires, même, sur des verres. Poussière de 4 mois, 6 mois, qu’on enferme ensuite dans un hermétiquement = Transparence. »

Élever de la poussière, note donc Duchamp. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Faire un élevage de poussière, comme d’aucuns élèvent des moutons ?

Élever la poussière, comme d’aucuns élèvent des murs ?

Et, tout sauf naturellement, élever l’un en élevant l’autre ?

Élever la poussière comme d’aucuns bâtissent des palais, des villes, des nations.

Des notes de Duchamp à la photographie signée avec Man Ray. Qu’on dirait d’une ville vue d’un avion. Ou mieux, puisque tout est rigoureusement faux, feint, fiction, une vue d’une maquette d’architecte. Quelqu’un monte sur une chaise ou un petit escabeau, et c’est dans la boîte. La boîte verte.

« Différences — chercher.

Continue Duchamp.

Pour les tamis dans le verre — laisse tomber la poussière sur cette partie, une poussière de 3 ou 4 mois et essuyer bien autour de façon à ce que cette poussière for soit une sorte de couleur (pastel transparent). Emploi du mica.

Chercher aussi plusieurs couches de couleurs transparentes (avec du vernis probablement) l’une au-dessus de l’autre, le tout sur verre. —

Mentionner la qualité de poussière à l’envers (c’est Duchamp qui souligne) soit comme nom du métal ou autre. »

Les choses tombent en poussière, comme en ruines.

La poussière à l’envers, qu’on élève.

Tout est l’envers de tout. Et inversement.

Que serait un art qui ne serait pas édifié mais renversé ?

Que serait un monde qui ne serait pas bâti mais abandonné ?

Une nation qui ne serait pas fondée, mais effondrée ?

Comment ne pas penser aux ruines à l’envers de Smithson ?

Ceci n’est pas vraiment une question. Infrarhétorique. On pense forcément aux ruines à l’envers de Smithson, lecture à l’envers de l’histoire de l’art, édification de la destruction, de la fin, du néant.

C’est-à-dire : le monde à l’envers.

À quoi ressemble un monde à l’envers ?

« « Tomber en ruine », écrit le poète Emmanuel Hocquard (1940-2019), est un pléonasme. Ruine atteste proprement l’annulation des différentiations entre intérieur et extérieur. »

Ceci n’est pas du tout une réponse.

Au début de ce qu’il appelait, traduisant les mots de Robert Smithson à sa façon à lui, les ruines à rebours, Hocquard reproduisit la photographie d’une ruine : une maison construite en bord de plage et qui, c’est ainsi qu’on la voit encore sur l’image reproduite, penchait fortement vers la gauche. Menaçait de s’effondrer. Comme figée alors qu’elle était sur le point de s’écrouler, engloutie par la mer.

Passé sous contrainte de rigueur.

« La maison qui penche — disait la légende d’Emmanuel Hocquard, mais c’est moi qui souligne —, aujourd’hui détruite, sur la plage au fond de la baie de Tanger, en 2005. »

Pour qui aime à voyager, pour qui a de la suite dans les idées, cette maison ne manquera pas d’évoquer une autre maison, volontairement bancale quant à elle, telle qu’on peut la voir en tout cas dans un certain jardin, perdu quelque part au centre de l’Italie.

Images dans le miroir. Reflets. Endroit et envers.

L’envers est l’envers de l’endroit. Et l’endroit, l’envers de l’envers.

(Théorèmes plus ou moins vrais.)

À Bomarzo, c’est là où, vers le milieu du XVIe siècle, Pier Francesco Orsini (1523-1583), duc par son statut, on ne sait pas très bien comment, on ne sait pas très bien pourquoi, conçut et réalisa, dans la campagne que son château surplombe encore, un parc, ou immense jardin, dit le jardin des monstres, peuplé de statues de pierre extravagantes, fantastiques, uniques.

Même si cela y ressemble, ceci n’est pas une légende.

Des monstres, des géants, des nymphes — une mythologie fabriquée de toutes pièces.

Des éléphants assassins et des maisons posées dessus, des statues de statues de déesses plantées sur le dos de tortues figées à la dérive, des bouches bées et tout l’attirail qu’on peut bien s’imaginer trouver dedans, des dents de la terre surgies qui cherchent à dévorer le ciel, des colosses meurtriers et leurs hermaphrodites victimes sens dessus dessous, des femmes toutes de sexe musclées, érotique hiératique, des oursons en fleurs, des poissons félins, des églises sans culte à qui se vouer, des alignements de colonnes ne portant rien que l’air au-dessus l’air tout autour pour seul temple, la gueule d’une créature inconnue grand ouverte pour abriter le visiteur éventuel et perdu, des femmes fontaines bien sûr, des bouches de la vérité qui n’ont jamais parlé, des chevaux ailés, des divinités qui s’ennuient, un cerbère sans porte des enfers à garder, toutes victimes d’une Méduse géniale et oubliée.

Et donc, une maison penchée.

Première et peut-être seule authentique ruine à l’envers de l’histoire, cette maison dont l’intention est de pencher s’effondrera-t-elle jamais ?

Si on ne sait ni très bien pourquoi ni très bien comment Orsini s’y prit pour élaborer son jardin de pierres, sait-on vraiment si bien ce que Smithson, rien que l’expression déjà, entendait par ses ruins in reverse ?

Ces ruines, par exemple, vers où étaient-elles censées s’élever ?

Ces monuments négatifs, en effet, de quoi seraient-ils les monuments ?

Qui sont ceux qui les ont érigés ? Et comment les appelle-t-on ?

(Silence de cathédrale.)

Tout comme la maison penchée de Bomarzo, les ruines à l’envers de Passaic ne montrent rien, ne tendent vers rien, n’expriment rien.

Et la maison penchée ne signifie rien qu’elle-même, son équilibre instable. Sa tautologie.

Orsini et Smithson, même combat.

Tout équilibre est instable.

Sauf que, si la maison penchée menace de tomber, elle tient depuis des siècles alors même que tant d’autres maisons, et des droites qui plus est, se sont déjà effondrées.

La maison penchée menace de tomber, mais elle ne tombe pas. Elle est, depuis sa conception, en suspens.

Peut-on en dire autant de toutes les ruines ?

C’est ce moment de suspens, impossible à isoler, cet instant de basculement, cette fraction de seconde qui sépare l’édifice du précipice que montre la maison penchée. Un mouvement qu’on ne voit jamais qu’après coup, après que le construit a été déconstruit et le bâti, effondré et les choses, cassées. Et qui là, apparaît.

Sur le vif.

Nous arrive-t-il de vivre autrement qu’après coup ?

Tout ce qui arrive, tout ce qu’il nous arrive, tout s’est déjà passé.

Tout est déjà passé.

Les événements ont déjà eu lieu, notre vie s’est déjà écoulée. Notre conscience ne faisant rien, qu’enregistrer ce qui a déjà eu lieu. Avant nous. Sans nous.

Ne restent du réel supposé que des traces que nous savons accumuler, compiler, organiser. À la perfection. Archivistes de nous-mêmes et de l’univers.

D’infinies bibliothèques, remplies des chutes de la chute des corps, particules de tout ce qui se désagrège.

Des mondes parallèles au monde, secondes réalités, vies deuxièmes, qui se hissent sur des étages.

Manières de faire des mondes au monde semblables.

Dérivations continues, toujours avoir l’impression que quelque chose d’important vient de se passer. Et qu’il ne faut pas manquer.

Mobilisation permanente. Constant état d’urgence. Veille sans éveil. Sans sommeil, surtout.

L’optimisme est la cause finale du pessimisme.

Des ruines, de la poussière — l’âge de l’univers.

Le monde à l’endroit.

Faudra-t-il donc que nous construisions nos habitables avec de la poussière ?

Squelette

De 1926 à 1928, Ludwig Wittgenstein construisit une maison : le « Palais Stonborough », comme il l’appela lui-même pendant un certain temps.

De la cabane au palais, il n’y a qu’un pas.

La cabane et le palais, comme les deux faces d’une même pièce, sont inséparables.

Dans ses souvenirs de famille, Hermine Wittgenstein, l’une des trois sœurs de Wittgenstein, raconte comment, tandis que cette maison semblait être faite pour sa sœur, elle n’aurait jamais pu y vivre.

« Même si j’adorais la maison, écrit-elle, j’ai toujours su que je ne voudrais ni ne pourrais y vivre moi-même. Il me semblait, en effet, que c’était bien plus une demeure pour les dieux que pour une petite mortelle comme moi et, au début, j’ai même dû surmonter une légère réticence intérieure devant cette « logique faite maison », comme je l’ai baptisée, cette perfection et cette monumentalité. Néanmoins, dès que Gretl l’eut meublée à sa façon bien à elle et aménagée selon sa personnalité, la maison alla à ma sœur comme un gant. La maison était tout simplement une extension, une émanation de sa personnalité, elle pour qui, dès le plus jeune âge, tout ce qui l’entourait devait être original et majestueux. »

Cette maison, Ludwig ne l’a pas construite pour lui, mais pour sa sœur, Magarethe Stonborough, surnommée Gretl.

(Une affaire de famille.)

Ce n’est pas un lieu où vivre (du point de vue wittgensteinien), c’est un édifice de perfection, d’exactitude, un exercice de maniaquerie totale en béton, acier et verre. C’est la maigreur viennoise dans toute sa splendeur, un temple édifié à la gloire du purisme le plus rigoureux.

Du purisme au puritanisme, aussi, il n’y a qu’un pas.

La cabane norvégienne est le parfait négatif du palais viennois ; elle exprime la même pensée, la même exigence, la même intransigeance en sens inverse, dans le sens du dénuement.

Édifier ou dénuder — une histoire de squelette.

La cabane est le sens du dénuement ; le palais, le sens du monument.

La cabane est le palais à l’envers ; le palais, la cabane à l’envers.

L’une ne va pas sans l’autre. Et inversement.

L’image complète comprend en elle le plus pauvre et le plus riche, le plus ostentatoire et le plus humble, le plus policé et le plus retiré. Toute autre image est incomplète.

Il est vain d’opposer maximalisme et minimalisme. Tous deux peuvent manifester — rendre explicite — faire voir — montrer le même sens.

Construire un palais et vivre dans une cabane.

Faire tout et son contraire.

Est-ce qu’on peut penser dans un palais ?

Je ne sais pas si c’est la bonne question. La bonne question serait, peut-être, une question de cet ordre : qu’est-ce qui est nécessaire, pour vivre, respirer, penser ? Quel est le bon espace, la bonne atmosphère, le bon climat ? L’ambiance purifiée d’un palais viennois ou l’air pur d’une cabane au-dessus d’un fjord en Norvège ?

Le centre du monde ou bien sa périphérie ?

Note ceci : le mouvement n’est pas le même chez celui qui pense depuis la périphérie — parce que c’est là qu’il s’est toujours trouvé et qu’il ne pourrait pas se trouver ailleurs, en un sens, il n’en a même pas l’idée, convaincu qu’ici, c’est le centre du monde — et celui qui, depuis le centre, recherche la périphérie, une certaine marge, fait un pas de côté, va voir ailleurs s’il y est, découvre qu’ailleurs, il y est. Ce n’est pas le même geste.

Celui qui pourrait être partout. Celui qui pourrait être nulle part.

Est-ce que la grammaire a quelque chose à voir avec l’atmosphère, l’air, le temps qu’il fait, l’espace autour de soi ?

Tous les habitacles se ressemblent. Tous les habitacles sont différents.

Ce qui frappe, quand on regarde les photographies que Bernhard Leitner a prises du palais viennois, c’est l’étisie des lignes. Impression de pures entités géométriques (une ligne n’a pas d’étendue, c’est un concept). Comme s’il n’y avait que des volumes. Les lignes s’effaçant, elles font apparaître les volumes. Comme les ressemblances, s’effaçant, font apparaître les différences.

Ce qui frappe, quand on regarde la photographie de la cabane de Wittgenstein au milieu de son site naturel, c’est sa disparition dans le paysage.

Ben Richards l’a prise en octobre 1950.

La verrait-on, sur l’image, si l’on ne savait pas qu’elle était là, si l’on ne savait pas que c’était qu’il fallait regarder ?

Ne sont-ils pas comme cela, nos habitacles ? Des endroits où vivre, furtifs, indiscernables, excroissances du lieu où ils se trouvent posés.

Pas cachés, non. Sous la perception.

Ne prenant pas la lumière. N’occupant pas l’espace. Cherchant à faire tout le contraire. Laisser passer la lumière. Laisser libre l’espace. Libre comme l’air. Qui doit circuler. Permettre de respirer.

Sinon, on étouffe.

La cabane n’est qu’un prolongement de ce qui lui préexiste. Et on sent bien, en regardant, que si elle n’était pas là, cela ne changerait rien. Tout serait pareil. À un détail près.

Si la cabane n’existait pas, cela ne ferait pas de différence. Comme la ligne géométrique dans le palais.

La forme tend vers sa disparition pour libérer l’espace.

L’habitacle tend vers sa disparition pour libérer la vie qui s’y passe.

Libérer l’espace occupé. Pas les territoires occupés. Libérer l’espace dans le temps même qu’on l’occupe.

Tout et son contraire.

Comme le temps qu’il fait modifie l’espace.

Hier, dans mon journal, j’ai écrit quelque chose à propos du temps qu’il fait. Que le temps qu’il fait est plus qu’une question météorologique. La lumière, notamment, qui déchire les zones d’ombre. Est-il étonnant que la théorie de la vérité comme dévoilement ait été inventée en Grèce ? me suis-je demandé. Le voile déchiré. C’est une question d’atmosphère. Le déchirement du voile qui forme une pellicule entre le philosophe et le ciel au-dessus de lui. Ce n’est pas ce que je me suis dit après être allé courir ce matin, ai-je écrit dans mon journal. Mais c’en est une conséquence. Regarder le ciel bleu au-dessus de ta tête, quand même tu n’aurais pas besoin de le voir, parce que tu le sais, parce que tu le sens, c’est dans l’air que tu respires. Le ciel bleu, l’hiver, surtout (est-ce parce que nous sommes en hiver que je dis cela ? sûrement), qui est d’une nuance extrêmement précise, à certains moments de la journée, quand rien ne le trouble. Sauf que tu ne peux pas t’empêcher de lever les yeux au ciel, non pour t’indigner, c’est tout le contraire, pour admirer une étendue si sublime qu’il paraît douteux de vouloir aller vivre ailleurs. Est-il étonnant, qui plus est, que l’idée même de vérité ait été inventée sur les rivages de la Méditerranée ? Ce n’est pas une pensée pour les atmosphères pesantes, chargées, mais une pensée qui vient à celui qui respire le bleu pur — léger — dans lequel il flotte. C’est une idée qui vient à l’air libre. Ce n’est pas une pensée d’espaces clos, à l’atmosphère confinée.

L’air libre. Le vide tout autour de toi. Quand on y pense, il n’y a jamais que du vide autour de soi.

On est toujours seul.

La solitude est un état exact du corps.

Comme le vide est un état exact de l’espace.

En toute chose, aussi, considère le vide. Ce peut être un creux, une absence, un pan vierge, un mur blanc, un trou, une ouverture, une façon de se cacher, une tache effacée.

Si jamais quelque chose devait ne pas laisser de place au vide — ne pas se faire vide —, dis-toi que cette chose-là te voudrait du mal.

N’écarte pas des considérations sur l’espace parce qu’elles pourraient prendre un tour moral.

Le problème, ce n’est pas la morale. Mais les moralisateurs. Ne pas confondre avec : les moralistes.

Ceux qui moralisent contre ceux qui scrutent les mœurs, gâchent la fête.

Gâcher la fête réclame un certain tour de l’esprit, un certain désir de gâcher la vie des gens, quelles qu’en puissent être les conséquences, parce qu’il ne faut pas t’imaginer que les gens, à qui tu vas dire : « Vous croyez être heureux, mais vous vous bercez d’illusions », « Vous vous croyez libres, mais vous ignorez les causes par lesquelles vous êtes déterminés à agir », « Vous vous trouvez intelligents, mais vous n’avez jamais pensé par vous-mêmes », que ces gens vont t’accueillir à bras ouverts. La plupart ne voudront même pas t’écouter, d’autres feront semblant de ne pas avoir entendu, ceux qui restent diront que ça ne les intéresse pas — ou bien ils te détesteront. Je ne crois pas qu’on puisse être philosophe si l’on n’a pas l’esprit ainsi tourné. Ce qui n’a rien de vertueux, ce n’est pas une posture, comme ces belles âmes qui se cachent, avec art, les raisons pour lesquelles elles veulent à tout prix faire le bien de l’humanité. Au contraire, il faut vouloir être méchant, pas charitable du tout.

Détruire, ridiculiser, faire tomber, fouler aux pieds. Cela aussi s’appelle aimer le monde.

Nos mœurs ont toujours quelque chose à voir avec le temps, l’espace.

Le temps qu’il fait. L’espace qu’on occupe. Ne crois pas que ce soit la même chose.

Il y a des meubles, et puis ta sensibilité.

Quelque chose que tu perçois, quelque chose qui reste dans l’ombre.

Un rai de lumière a tout autant d’importance qu’une journée de travail.

Aimer le monde.

De toute façon, pourrais-tu travailler dans la pénombre ?

Il faut lutter contre la nuit qui tombe.

La nuit qui tombe contre ce qui s’élève de la nuit.

Qu’est-ce qui m’attire, qu’est-ce qui m’a toujours attiré, me suis-je demandé ce matin tout juste au réveil, et je sais que je rêvais encore, au réveil alors que je n’avais pas très bien dormi, que Daphné m’avait réveillé en pleine nuit, qu’est-ce qui m’attire dans ces lumières mitteleuropéennes, dans ces histoires scandinaves, moi, qui suis presque tout le contraire de cela, moi qui ne suis que garrigue, bleu du ciel quand il est pur de tout nuage, pas chaleur, mais agrumes, odeurs de romarin, goût de thym que ma mère, après l’avoir cueilli, faisait infuser, le dimanche soir, quand nous rentrions d’une promenade en famille dans les calanques ?

Tout ce que je ne suis pas. Le non-être. Pas le néant ; — le devenir. Toujours ce que je ne suis pas. L’impossibilité de l’origine, l’impossibilité de la nier, la nécessité par conséquent d’inventer des itinéraires, des déplacements, des formes légères, pas une infanterie lourde, très légère, au contraire, des formes qui sont autant de trajectoires, de voyages.

Guérilla.

Aimer le monde — c’est-à-dire.

Ceux qui restent toujours les mêmes. Ceux qui font toujours la même chose. Ceux qui n’aiment pas le monde. Ceux qui n’aiment qu’eux-mêmes.

— Est-ce à dire que tu ne t’aimes pas toi-même ?

— Qui a dit qu’il fallait choisir entre les deux — le monde ou moi ?

Habitacles : tout sauf un monolithe.

Qui a dit qu’il fallait venir de quelque part ?

Qui a dit qu’il fallait y rester ?

Après tout, que ferais-tu ancré ? Du bateau ?

Désirerais-tu — au fond, c’est peut-être cela —, désirerais-tu être demeuré ?

Tu peux être n’importe où, pourquoi faudrait-il que tu sois ici ?

Là où on attend de toi que tu le sois — que tu sois.

Ce n’est pas à toi de servir de point de repère.

Sois comme la poussière au soleil. En suspension dans l’air.

Hermine, bonne langue, raconte encore dans ses souvenirs : « Je crois encore entendre le serrurier demander à Ludwig à propos d’un trou de serrure : « Dites, Herr Ingenieur, est-ce qu’un millimètre ici est vraiment si important pour vous ? » et, avant même qu’il ait eu le temps de finir sa phrase, un « Oui » fort et énergique retentit qui le fit presque sursauter de peur. »

La maniaquerie a toujours quelque chose d’incompréhensible. (Qui veut seulement se donner la peine de comprendre ? La peine de se comprendre ?)

— Oh, mais pourquoi est-ce qu’il s’excite celui-là ? C’est bon. Ça va. Laisse tomber.

Sauf que la maniaquerie ne laisse rien tomber que pour le briser en mille morceaux.

Maniaque comme Socrate. Le grand maniaque de la philosophie, c’est lui. Un maniaque du langage.

Socrate est ce maniaque du langage que rien ne peut empêcher de parler. Toujours il parle, parle, parle. Celui qui, même quand il parle mal, se purifie en parlant encore, emploie, invente un langage pour purifier le langage. Se purifier du langage.

Le Socrate encapuchonné des mauvais discours.

Le langage pour se purifier du langage.

Les maniaques ne peuvent pas s’arrêter. Ils continuent. Ils ne peuvent pas s’en empêcher.

Même la mort ne parviendra pas à empêcher Socrate de parler. Même après la mort, il continuera de parler. Ce n’est pas une croyance religieuse. Une sorte de mythe pour tenir le coup en attendant de finir ses jours. C’est la seule réalité qui soit.

Parler, toujours parler. Quand plus personne ne veut parler. Quand tout le monde est fatigué. Quand personne ne désire rien plus que te faire taire.

Tout le monde cherche un point d’arrêt, ou un point de départ, comme un bouton sur lequel appuyer pour enclencher, déclencher, stopper, revenir en arrière.

Obsession du contrôle. De la maîtrise. Que les maniaques réfutent : il ne faut pas s’arrêter.

Celui qui parvient à habiter sa folie, parvient à faire de sa maniaquerie une force. Ou alors, elle le ronge, le détruit. Il se peut, d’ailleurs, que les deux aient lieu dans le cours de la même vie.

L’invention et la destruction de l’habitacle ne s’excluent pas l’une l’autre.

Tout le monde est fou, que ce soit dit, une bonne fois pour toutes. Mais tout le monde ne sait pas habiter sa folie.

Je pourrais dire tout aussi bien : Tout le monde est idiot, mais tout le monde ne sait pas qu’il est idiot, et puis, tu sais quoi ? tout le monde ne sait pas être idiot.

La politique ne peut pas t’aider à habiter ta folie à toi, ton idiotie à toi, ta maniaquerie à toi, ton exigence ultra de précision parfaite au millimètre près.

La politique généralise toujours, là même où pour vivre, il faut être particulier, singulier.

La volonté générale contre tes quatre volontés.

Alors quoi ?

Il faut détruire la politique.

Détruire la politique, c’est-à-dire : éthique et esthétique sont une.

La politique fera toujours de toi un un parmi d’autres, parmi une foule de uns.

Il faut que tu comprennes ceci : même si tu ressembles à t’y méprendre à ton prochain (c’est vrai, nous avons tous la même tête, tous les uns sont des uns), on peut bien te rassembler, te parquer dans le même stade, cette ressemblance ne franchira jamais le stade de l’apparence.

Il n’y a que toi qui puisses y faire quoi que ce soit.

Être un idiot ou être comme tout le monde. Être un fou ou être n’importe qui.

Je sais ce que tu penses : Ludwig, l’aristocrate contre le pauvre serrurier. Elle n’est pas très démocratique, cette histoire. — Et alors ?

Ce soir, en parlant avec Nelly — Nelly, c’est mon épouse —, je lui ai dit que Ludwig me semblait une sorte de saint, faisant la guerre alors que c’est un nanti, cédant tout ce qu’il possède alors que c’est l’héritier d’une immense fortune, colossale, et ne la donnant pas seulement, non, s’assurant encore avec une insistance obsessionnelle, raconte toujours sa chère sœur Hermine, qu’il ne pourrait plus jamais au grand jamais y avoir accès une fois qu’il y aurait renoncé, qu’on ne pourrait jamais plus la lui restituer, allant vivre en ermite dans une cabane en Norvège, écrivant inlassablement des phrases absconses, cryptiques, magnifiques. Que lui manque-t-il, ai-je demandé à Nelly, que lui manque-t-il, Nelly, l’ai-je interrogée, que lui manque-t-il, à Ludwig, pour être un saint ?

Je ne suis pas là pour faire une hagiographie. (Ce n’est pas ce que Nelly m’a répondu, mais elle aurait pu, c’est moi.)

Pas d’évangile selon Jérôme. Ou bien de saint Jérôme sich selbst. Mais ça ne marche pas comme ça, non, pas comme ça.

À quoi bon être un saint ? C’est une question, oui. Mais elle ne vaut pas grand-chose.

Comment être un saint ? Ça, c’est autre chose.

Alors, comment être saint ?

Eh bien, c’est très simple. Invente des habitations — pour ta folie comme pour celles des autres.

La folie, c’est-à-dire : des façons bien à soi.

Oui mais quoi ?

Des maisons, des palais, des cabanes, des cahiers, des livres. Là. Ici.

Oui mais quoi ?

Une humanité.

Degrés

Deux mille trois cents ans, est-ce le temps qu’il faut pour détruire le monde ?

Quel monde ?

Dans mon journal, j’écris que l’autre jour, c’était la grève des éboueurs. C’était la grève de toutes sortes de choses dans le pays où je vis, mais c’était, en plus, dans la ville où je vis, la grève des éboueurs. Et dehors, j’ai vu un type qui était là, en train de fouiller dans les poubelles pleines de la veille et de l’avant-veille et des deux jours précédents que les éboueurs n’avaient pas ramassées. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai fait une photographie. C’est la première idée qui m’est venue. J’ai vu ce type et, machinalement, je suis allé chercher mon téléphone pour le photographier. J’étais loin, j’ai zoomé au maximum, et je l’ai pris en photographie. Évidemment, elle est ratée. Mais ce n’est pas vraiment la question. Je n’avais pas envie de réussir cette photographie. Ni de la rater, d’ailleurs. Je voulais simplement prendre ce type-là, en bas de chez moi, en photographie, pendant qu’il était affairé à fouiller les poubelles pas vidées depuis des jours par les éboueurs en grève. Mais pourquoi ? Sur ma photographie plongeante de lui — je suis en train de la regarder une semaine exactement après l’avoir prise —, on le voit de dos. Il porte un blouson noir, un sweat-shirt bordeaux à capuche (qui dépasse de son blouson). Il a les cheveux noirs. Plutôt frisés. Il est légèrement dégarni. Par terre, je l’entraperçois derrière les lauriers plantés sur le bas-côté de la rue où il se tient, il y a un sac à dos posé. Même si on ne voit pas son visage, on devine à la position de sa tête que, dans sa fouille, il vient de repérer quelque chose d’intéressant. Il a la tête légèrement tournée vers la gauche et penchée, dans la position de quelqu’un qui examine quelque chose, qui l’inspecte, essaie de déterminer si cela vaut quelque chose ou non, s’il pourra en tirer quelque chose ou non. Quoi ? Je ne sais pas. Il faut que son évaluation soit rapide et précise. Cela, je ne le vois pas sur la photographie, je le devine. Ou plutôt : je l’imagine. Il n’a pas tout son temps devant lui. Il obéit à une temporalité et à un rythme propres. Pour lui, pas question de s’éterniser. En fait, je crois que je sais pourquoi j’ai pris cette photographie. Pour conserver une image de ce moment-là, quand quelque chose de rempli se vide et remplit autre chose. Poubelle. Sac à dos. Que faire de ce que nous jetons ? Que faire de nos déchets ? C’est une question qui pourrait tout aussi bien se formuler ainsi : que faire de notre civilisation ? Quand elle dysfonctionne, comme durant ces quelques jours de grève des éboueurs, comme durant n’importe lequel des jours de grève de n’importe qui, on en voit un aspect qui, en temps normal, passe inaperçu. Le reste du temps, c’est quoi, pour moi, le ramassage des ordures ? Un camion qui fait du bruit, le soir, en bas, dans la rue. En cette saison, un peu moins, nous vivons les fenêtres fermées, mais l’été surtout, nous vivons les fenêtres ouvertes, c’est une interrogation : comme il passe à une heure à laquelle Daphné est censée dormir, est-ce que le bruit ne va pas la réveiller ? Bruit, crainte légère. Rien de plus. Mais quand les ordures ne sont pas ramassées, c’est autre chose. Les conteneurs ouverts laissent apparaître une autre image de nous-mêmes — ce dont nous ne voulons pas — et dont d’autres, qui ne jettent pas, qui ne remplissent pas les conteneurs à ordures mais les vident au contraire peuvent avoir l’usage. Et la question Que faire de ce qui ne sert plus à rien ? devient Qui peut faire quelque chose de ce qui ne me sert plus à rien ? Que faire des choses qui semblent cassées, sales, inutiles, jetables ? Est-ce qu’on jette parce que c’est périmé, parce que c’est impropre à la consommation, parce que c’est inutilisable ou parce qu’on n’en veut plus, parce qu’on n’a plus de désir pour la chose, parce qu’on n’a plus faim ? Et si moi, je n’ai plus faim, tout le monde est-il dans mon cas ? Tout le monde n’a pas le même désir. C’est à la fois trivial et pas trivial du tout. Parce que c’est vrai et ce n’est pas vrai. Qu’est-ce que tu peux espérer désirer ? Qu’est-ce qu’il te reste à désirer ? Qu’est-ce que tu es autorisé à désirer ? Qu’est-ce que tu as le droit de désirer ? Voilà qui délimite non seulement tout un rapport aux choses, mais encore tout un usage des choses, une étendue possible d’un usage des choses.

Date limite d’utilisation optimale, disent les emballages acronymes.

Pas de ruissellement. Tout est bouché. Entassé.

Pas d’écoulement universel. Rien qui ne circule que du rien.

Amoncellement, et puis fouille, mise hors circuit, recyclage partiel, destruction. Oubli. Fin. Remise à zéro.

La boucle est bouclée. Ou le cercle brisé. 0. Quelle que soit la métaphore, qu’elle soit bonne ou mauvaise, est-ce que cela fait une différence ?

C’était la semaine dernière.

Et maintenant, ces deux dates : 370 avant Jésus-Christ — 8.10.1930.

Entre ces deux dates, c’est la question que je voudrais poser (si impossible qu’elle puisse sembler), entre ces deux dates, que s’est-il passé ?

Mais d’abord, les deux bouts.

Vers 370 avant Jésus-Christ, dans le Phèdre — c’est le premier bout —, Platon raconta la promenade que Socrate s’en était allé faire avec Phèdre dans la campagne d’Athènes. Voici comment Socrate décrit le lieu où le dialogue se déroule : « Ah ! par Héra, le bel endroit pour y faire halte ! Ce platane vraiment couvre autant d’espace qu’il est élevé. Et ce gattilier, qu’il est grand et magnifiquement ombreux ! Dans le plein de sa floraison comme il est, l’endroit n’en peut être davantage embaumé ! Et encore, le charme sans pareil de cette source qui coule sous le platane, la fraîcheur de son eau : il suffit de mon pied pour me l’attester ! C’est à des Nymphes, c’est à Achéloüs, si j’en juge par ces figurines, par ces statues de dieux, qu’elle est sans doute consacrée. Et encore, s’il te plaît, le bon air qu’on a ici n’est-il pas enviable et prodigieusement plaisant ? Claire mélodie d’été, qui fait écho au chœur des cigales ! Mais le raffinement le plus exquis, c’est ce gazon, avec la douceur naturelle de sa pente qui permet, en s’y étendant, d’avoir la tête parfaitement à l’aise. Je le vois, un étranger ne peut avoir de meilleur guide que toi, mon cher Phèdre ! »

Le lieu où le dialogue se déroule, c’est-à-dire : le lieu où l’on peut vivre. Le lieu où l’on peut penser.

Penser et vivre, c’est la même chose. Ce qui ne signifie pas : vivre se réduit à penser. Un peu comme si l’on disait : la vraie vie, c’est la pensée. Comme on dit, croyant dire quelque chose d’intelligent, la vraie vie c’est la littérature. Non, ce n’est pas ça.

Penser et vivre sont indissociables l’un de l’autre. Jamais l’un ne va sans l’autre.

— Sinon quoi ?

— Eh bien, sinon, tu meurs.

Le 8 octobre 1930, très précisément — à l’autre bout, donc —, Wittgenstein (c’est lui qui a noté la date dans son carnet) répondit en quelque sorte au paysage méditerranéen dans lequel Socrate pensait qu’on pouvait vivre et parler en ces termes exactement : « Dans la civilisation de la grande ville l’esprit ne peut que se blottir dans un coin. Pourtant il n’est pas quelque chose d’atavique & de superflu mais plane au-dessus des cendres de la culture comme un (éternel) témoin — — presque comme le justicier de Dieu.

Comme s’il attendait une nouvelle incarnation (dans une nouvelle culture)

À quoi le grand satiriste de notre époque devrait-il ressembler ? »

Entre les deux, que s’est-il passé ? C’est la question que je pose.

À quoi avons-nous affaire, sinon à une question d’habitacle ?

L’habitacle de Socrate, c’est le monde. Le monde entier est propice à la pensée, à la vie. Il n’y a pas de solution de continuité. Même si cette image est caricaturale à l’extrême, c’est celle qui devait occuper son esprit. Pas de frontière entre moi et le monde. Pas de cassure. Tout est partout.

L’habitacle de Wittgenstein, c’est la cabane. Seule la cabane est propice à la pensée, à la vie. Comment vivre, il me semble que c’est la question, comment vivre sinon en fuite ?

Ailleurs.

Une chaîne qu’on peut parcourir d’un bout à l’autre. De l’un, un sentiment d’espace et, de l’autre, un réduit. À un bout, un corps qui se dilate. À l’autre, un esprit qui se rétracte. Quelqu’un qui dialogue. Un autre qui couche ses péchés par écrit dans des carnets secrets.

Une histoire de plis inverses : le dépli et le repli.

D’un bout à l’autre de la chaîne des raisons. (Déraison.)

Dans la tirade bucolique de Socrate, pas un brin d’herbe sèche, ni caricaturale, au contraire de notre façon désormais moderne de voir la scène, il ne semble pas y avoir de limite entre le corps et ce qui l’entoure. Pas d’environnement. Mais un tout où je suis.

Nulle séparation.

La cabane n’est pas jolie. La cabane n’est pas accueillante. La cabane ne nous renvoie pas à notre enfance. Elle en est, au contraire, la négation. Si elle nous obsède, si elle nous fascine, la cabane, c’est parce que le monde est devenu inhabitable et que nous avons besoin d’un endroit pour vivre. D’un endroit qui ne se trouve nulle part. D’un endroit qui se trouve partout.

Dans la latence entre l’inhabitable et un nouvel habitat, nous devons trouver un abri, un habitacle.

Si le monde n’est plus pour nous, qu’est-ce qui pourrait l’être ?

Entre ces deux dates, – / +, que s’est-il passé ? C’est la question que je me suis posée.

Des civilisations.

Une séparation.

Nous avons bâti un monde dans lequel il n’est plus possible ni de penser ni d’exister. Un monde qui n’est plus habitable. Au sein duquel, les individus sont pris, corps à gésir, tapis dans des coins, des lieux de repli. Un monde où tout ce que l’on peut faire pour ne pas disparaître purement et simplement, c’est bâtir des endroits où la vie redevient possible, mieux : réelle. Où l’on sait vivre.

Peut-être.

Le monde est l’ennemi de la vie. Il la chasse. La détruit. Le monde — c’est-à-dire : la civilisation —, le monde est la mort de la vie.

Nous avons bâti un monde qui nous contraint à bâtir des mondes miniatures où nous abriter, où nous fabriquer un espace, si petit soit-il, si bizarre soit-il, où faire ce que nous faisions avant à l’air libre.

Jadis. Naguère.

Des microcosmes dans le macrocosme.

Les uns comme autant d’images de l’autre. Et lui, à leur image à tous.

Miroirs dans le reflet.

Ton espace mental — l’extension de tes concepts — est à l’image du monde dans lequel tu vis.

Tu peux avoir une notion de l’infini et vivre dans un réduit. Tu peux avoir une notion de l’infini et vouloir vivre dans ce réduit. Dans l’espoir d’un abri.

L’univers est la reproduction de ta dernière pensée, ta dernière idée, le dernier truc qui t’a traversé l’esprit.

Où que tu ailles, tu es traversé, pénétré par le cosmos.

Macrocosme et microcosme sont des plis. Ils font des plis. Pli, repli, dépli. Pas de répit.

Je ne peux plus habiter le monde pieds nus. Partout, c’est le chaos.

Amas de détritus. Choses fanées. Et qui sont là, pourtant, nous environnent. Sont tout, désormais, ce à quoi l’on s’abandonne.

Théorie des choses dont nous n’avons plus nul us.

Bonus.

Malus.

Nul us.

Le fantasme de la civilisation, ce n’est pas le fait de posséder des objets, mais qu’une fois cassés, usés, dépassés, ces objets, on les puisse remplacer par des neufs, et ainsi de suite à l’infini.

Le réel de la civilisation, ce n’est pas le fait de substituer du neuf à du vieux et ce, à l’infini, mais que cet infini finisse toujours.

Épuisé.

Épuisement ne désigne pas simplement le fait, pour une ressource quelconque, d’être vidée après qu’on en a puisé l’intégralité.

Épuisement dit une grande fatigue. Comme une immense lassitude : il ne reste plus rien de ce qui, avant, donnait une impression d’énergie, de force, de santé.

L’homme n’est pas vaillant, quoi.

D’où vient cette grande fatigue ?

À toutes les formes d’excès, de démesure, d’outrance qui viennent spontanément à l’esprit de qui s’imagine pouvoir répondre à une telle question, j’en ajouterai une, que voici : l’excès de civilisation.

L’excès de civilisation, c’est-à-dire : de passé.

— Veux-tu dire que nous devrions oublier, nous refaire des manières d’âme de barbares ?

— Ne sois pas si binaire. Mais si tu veux, oui, pourquoi pas ? Au fond, tout est bon, non ?

Quoiqu’il faudrait sans doute commencer par simplifier nos usages, à commencer par celui que nous faisons de nous-mêmes.

Excès de passé : excès d’accès.

Trop d’images de nous-mêmes dont nous ne savons que faire.

Excès de désirs et infinie liste de ceux-ci, lubie salace de les inventorier.

Excèse.

Mais attends, un instant. Écoute.

« En effet, écrivit Giacomo Leopardi (1798-1827) dans un long développement sur son système des choses et des hommes de son Zibaldone di pensieri daté de décembre 1820, en effet, l’histoire de l’homme ne montre pas autre chose qu’un passage continu d’un degré de civilisation à un autre, puis à un excès de civilisation et finalement à la barbarie pour revenir enfin au point de départ. »

E poi da capo, dit Giacomo, au lieu de pour revenir enfin au point de départ, dans la langue de Leopardi, lui qui n’aimait pas trop la langue française.

Pauvres de nous.

E poi da capo. Notation musicale, s’il en est : et puis du début. Non pas recommencer, ni repartir, mais reprendre. Retourner là où la portée indique un début, retourner au début de la phrase. S’en emparer encore. La ressaisir.

Mais comment ?

À zéro.

C’est quoi, le zéro ?

Que dit Leopardi ? Que l’homme s’éloigne de la nature, évidemment. Et que la nature, c’est Dieu, assurément. Mais surtout, que tout ceci n’est jamais qu’une histoire de degrés. D’intensification de la civilisation. La barbarie étant, dit-il, « la barbarie de la corruption ».

Barbarie de la corruption, c’est-à-dire (c’est moi qui traduis) : excès de l’excès.

C’est l’escalade. L’ascension catastrophique.

E poi da capo.

Reste à savoir où reprendre, la partition de l’histoire n’étant peut-être pas écrite avec la plus grande des rigueurs.

Le pessimisme est la cause première de l’optimisme.

Qu’est-ce que la corruption, nous dit en somme Leopardi, sinon l’intensification de la civilisation ?

Il n’y a que des différences de degrés. Niveaux d’intensité, de forces, de puissance.

Une chose en entraîne une autre qui en entraîne une autre. Ainsi le procès va.

Mais jusqu’où ? La destruction de cette chose ? La destruction de toute chose ?

A-t-on toujours la possibilité de reprendre da capo ?

C’est quoi, le zéro ? Ou plutôt : c’est où, le zéro ?

Un problème d’arithmétique élémentaire. (Y a-t-il d’autres problèmes que de ce genre-là ?)

L’autre jour, c’était hier ou avant-hier, je ne sais plus, c’était le matin, je m’en souviens, l’autre soir, donc, quand j’ai demandé à Daphné : si j’ai trois pommes et que je mange trois pommes combien de pommes me reste-t-il ?, elle m’a donné, son regard perçant planté droit dans mes yeux, pour seule réponse son petit poing serré fort et brandi de défi dans ma direction.

Zéro est un poing levé en guise de toute réponse.

Zéro est un défi.

Nous n’avons rien d’autre à dire. Nous ne dirons rien d’autre. Nous sommes tout entier dans ce geste.

Lever ou fracasser.

Si nous devions repartir de quelque part, ce serait d’où ?

Regarder les choses, toute chose, n’importe quelle chose, celles que nous entourons comme celles qui nous entourent, d’un œil neuf.

N’être que cela : un œil, une oreille, un geste.

Apprendre à compter de un à neuf.

Enfance de l’art. En matière de graphie, poing fermé en manière de défi — pour affirmer. Pour s’affirmer ou bien pour nier. Aussi bien. Sublime indifférence, mais pas indifférence au sublime. Art de l’enfance.

Tout.

Zéro.